Chapitre V (Partie 1) - Éridan

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J'ouvre les yeux lentement et grimace en les refermant aussitôt. Une sourde douleur me prend le crâne et la nuque et manque de me faire tourner de l'œil. Ma respiration est courte. Mais la chaleur du feu qui brûle à côté de moi me fait du bien. Je la sens s'immiscer dans mon organisme et m'envelopper d'un doux parfum de bois.

Je ne bouge pas.

J'essaie de me souvenir. Je viens de faire un rêve étrange, et je tente d'en discerner toute la complexité.

Mais est-ce vraiment un rêve ? J'ai la cuisante sensation que non. Un truc ne colle pas. J'essaie alors de fouiller dans ma mémoire, mais je n'y trouve rien. Que du noir avec une voix caverneuse que je ne parviens pas à me remémorer et un trou obscur tout aussi impossible à faire remonter à la surface. Il y a comme un blocage. Je me rappelle de mon combat contre les araignées, l'attaque de la dernière, sa morsure, très douloureuse, et ma perte de connaissance. Puis cette impression d'être hors du temps...

Au bout de plusieurs minutes d'inactivité, je me hasarde à rouvrir les yeux et regarde ce qu'il se passe autour de moi.

Je suis visiblement couché sur le dos, sur une paillasse de branchage, avec ma couverture, à côté d'un petit feu qui crépite dans la nuit. Juste au-dessus de moi, sans tourner ou bouger la tête, j'aperçois Lylhou qui est assisse contre un arbre, plongé dans ses pensées. Son regard, dur, fixe les flammes intensément et la grimace qui lui barre les traits m'indique qu'elle gamberge à quelque chose qui la préoccupe. Ses mains sont crispées sur une tasse fumante qu'elle tient dans un linge.

Dans les ténèbres, les reflets jaunes et orange lui illuminent le visage par-dessous et lui donne un air de conspirateur. Ses yeux, mauves, brillent eux aussi au rythme des flammèches qui dansent devant elle. Machinalement, elle souffle sur la tasse brulante.

Mon cœur s'accélère dans ma poitrine et pulse dans mes tempes douloureuses. Je me sens bête. Terriblement bête. Il semblerait qu'aujourd'hui, la petite rôdeuse a surpassé le vieux guerrier... Pardonnez-moi l'expression, mais Lylhou doit avoir une vingtaine ou une trentaine d'années, tout à plus – l'âge des femmes de la Mer étant difficile à établir. Et moi... J'ai la cinquantaine bien tassée. Généralement, et surtout chez moi dans le Sud où les phénix dans la fleur de l'âge aiment asticoter les jeunes filles au point que des bordels en ont fait leur spécialité, les différences d'âge ne nous choquent pas vraiment. Les séraphins et les ondines ont des vies longues et le temps n'a pas la même emprise sur elles que sur nous, alors des couples avec plus de cinquante ans d'écart sont monnaie courante et ne se remarquent pas. Chez les goliaths, c'est encore autre chose. Bien qu'ils soient le peuple à l'espérance de vie la plus courte – quatre-vingts années en moyenne – leur rapport à l'amour n'est pas comme le nôtre. Il est plus fusionnel. Il est d'ailleurs extrêmement rare, si ce n'est pas carrément impossible, qu'un goliath se sépare de sa femme ou inversement.

Lylhou bascule sa tête contre le tronc. Ses traits crispés ont laissé place à un léger sourire qui lui étire le coin de la lèvre.

Je n'ai jamais croisé un phénix, homme ou femme, en couple avec une ondine. Bon, il est vrai que je n'ai jamais croisé d'ondine auparavant. Chez nous, les femmes de la Mer sont presque un mythe. Mais on raconte que c'est à cause de nos éléments respectifs que nous ne vivont pas ensemble. Le Feu et l'Eau ne font pas bon ménage. Pourtant, quand je regarde la jeune coureuse, je ne peux repousser ce désir et cette attirance qui me brûle les entrailles. Désir et attirance interdite et qui me cloisonnent le cœur dans un étau de tristesse.

Je réprime un soupir.

Moi, le soldat, je suis aujourd'hui à la merci d'une simple femme. Pas si belle que cela d'ailleurs. Lylhou n'a rien à voir avec Okamy, par exemple, ou à ses deux consœurs qu'on a rencontré à Lass'Lorien. Mais elle dégage quelque chose de plus, et ce n'est pas son assurance.

Une minuscule risette se dessine sur mes traits.

Oui, on voit qu'elle est habituée à vivre seule et que ses émotions – peut-être à cause de sa part d'Eau, je ne sais pas – peuvent rapidement prendre le dessus. Je l'ai très souvent vu rougir après m'avoir regardé ou après avoir dévoré la prêtresse des yeux.

Okamy...

Cette femme cache clairement ses origines, mais l'éducation et le maintien de la noblesse se lit à chaque instant sur ses formes. Qu'elle marche ou qu'elles combattent, elle a ce port altier qui fait la différence entre le commun des mortels et ceux qui ont autre chose. Je n'aime guère la Haute Société. À Mass'Suna, elle est corrompue à souhait et n'hésite pas à assassiner pour leur compte quand le besoin s'en fait sentir. Qu'en est-il chez les séraphins ? Je n'en sais rien. Je sais que différents royaumes se livrent une guerre d'influence, mais quel pays ne le fait pas ? Mais Okamy n'a pas ce regard de prédateur. Ce regard affamé à la recherche de toujours plus de pouvoir et de richesse. Au contraire. Elle n'est que compassion, attention et gentillesse, même si elle m'a sacrément fiché la frousse ce soir-là à l'auberge. Cette aura maléfique – on raconte que le sang des vampires coule dans les veines des hommes-oiseau – était si lourde que je me suis demandé si je ne devrais pas la tuer pour y survivre. Mais non. C'était seulement la peur. La peur de quoi, là aussi, je n'en sais rien. Mais je la soupçonne d'être une noble en fuite et poursuivie par d'autres. A-t-elle fait du tord à quelqu'un qui ne fallait pas ?

Un peu comme moi au final...

Pendant quinze ans, j'ai été soldat. Puis je suis devenu capitaine de centurie à l'âge de trente et un ans lorsque je me suis illustré pendant les Guerres des Ogres. Ensuite, j'ai conduit mes hommes sur de nombreux théâtres d'opérations : le Chemin des Dames, la Reprise de Kass'Nira ou encore les Grandes Chasses... Et après onze ans de bons et loyaux services, je suis passé général – l'équivalent des maîtres de guilde chez les aventuriers – des Centuries Prétoriennes. Et j'ai mené ma guilde sur bien des fronts à nouveau : l'Opération Licorne et Verte-Dune pour ne citer qu'eux. Et c'est là que je me suis fait rattraper par les luttes de pouvoir et la corruption de Mass'Suna. On m'a demandé de faire des choses que j'ai refusées et pour me punir, on m'a tendu un piège, à moi et à tous mes hommes. Envoyé sur une mission suicide, je suis resté pour mort sur le champ de bataille. Complètement déboussolé, j'ai erré plusieurs mois à droite à gauche et n'ayant aucune famille ou ami à qui me raccrocher, je suis alors entré dans une sombre phase de ma vie. Je suis devenu un voleur, un truand et, parfois aussi, un assassin... Il fallait que les gens qui m'ont trahi paient. Et certains l'ont fait de leur sang... Mais une fois ma vengeance terminée, je me suis vautré dans la luxure à portée de main. Tout était si simple. Je volais un truc, je le revendais et passais plusieurs semaines à profiter de tous ce que je n'avais jamais eut avant... J'étais finalement devenu la même raclure que celles que j'avais combattues auparavant. 

La Rôdeuse de la Mer et du FeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant