T r o i s

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Ça m'est apparu comme une évidence. Depuis que je suis petit, et peut-être plus encore depuis cette nuit, l'art m'a toujours fasciné ; laisser une trace de ce qui nous représente, donner vie aux voies intérieures que notre esprit traverse en nous-mêmes, offrir notre essence au monde.

On m'a toujours dit que j'étais un grand rêveur, un de ceux qui gardaient la tête au milieu des astres, qui chantait les amours murmurées, que j'étais de ceux qui rendaient le monde plus beau. 

Et parce que justement, je rendais tout beau, tout me paraissait alors plus laid. C'est étrange, n'est-ce pas ?

J'ai vu la beauté du monde. Apparaître, éclore, doucement, parfois d'un coup. On n'a pas la chance de s'en rendre compte. Ça peut nous sauter aux yeux. Il suffit juste d'un détail et le monde ondule.

Un coup de pinceau tombe, on se recule et nos yeux s'ouvrent enfin, s'écarquillent, nous traitent d'imbécile pour notre indifférence devant tant de beauté. 

Il suffit d'un détail. Un oiseau qui chante, une oeuvre céleste qui se perd entre mille dégradés d'azur, d'orange et de violet, un ciel d'été, un souvenir, un...

Un sourire, une rencontre, une note de piano plus haute qu'une autre, un échange de regards.

C'était un jour d'automne frais, un peu triste, quand je m'en suis rendu compte. On n'est jamais plus idiot que quand on a ce qu'on veut sous le nez et qu'on est incapable de l'attraper. Et j'ai sous mon nez le plus beau des tableaux. Un peu flou. Tu sais, les souvenirs vont et viennent, ils sont encore plus capricieux que les mers d'hiver. Oui, c'était un jour d'automne.

J'avais toujours vu l'art comme une évidence. C'était là ma plus grosse erreur.

Je sortais de mon cours avec Madame Petits-Pinceaux. Je l'aime bien, cette enseignante. Elle ne jure que par la finesse. J'aime ça, elle aussi, alors on s'entend bien. Mais ce n'est pas tout mon univers. Il faisait froid. Je hais le froid. Et pourtant, j'adore les couleurs froides.

Je me souviens t'avoir dit mille fois que ma couleur préférée était le vert. Peut-être parce que tu portais souvent un pull de cette couleur.

Ou alors parce que je détestais Dan, du cours de théâtre ; trop extravagant, trop faux, le genre de types à corrompre la pureté des mots pour préférer les critiques et les ragots. Et comme je sais que le vert porte malheur sur scène, mon âme d'artiste maudit aimait dresser un drapeau d'émeraude juste pour le contrarier et se perdre dans cette couleur dès qu'elle le pouvait. Peut-être la brandissais-je comme amulette porte-bonheur, pour éloigner les gens masqués.

Ou peut-être tout simplement qu'elle m'apaise. Avec elle, j'ai l'image de ces longues balades sous la peau mentholée des feuilles de peupliers, que je faisais d'abord avec mes parents, puis avec toi...

Puis tout seul.

ArtificielsWhere stories live. Discover now