D o u z e

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Je ne sais pas combien de temps je suis resté, le livre à la main. Je l'ai longuement contemplé, sous toutes ses coutures, à en imprégner mes doigts de l'odeur de ses pages, à en connaître par coeur sa forme quand il n'était pas dans les parages.

Je l'ai ouvert. J'ai regardé longtemps les conseils et les consignes. Beaucoup d'entre elles n'étaient que des citations, venues de romans, de bande-dessinées, d'univers où la poésie sort des bouches de personnages forts. La vérité, c'est que souvent, nous, les artistes, sommes faibles. Pas parce que nous le voulons, mais parce que le monde l'a exigé.

Je hais le monde. Tu le haïssais. Autant que moi ? Je ne sais pas. Chaque jour, je me rendais compte des horreurs, je ressentais au fond de moi monter la rancoeur ; mes oeuvres devenaient de plus en plus sombres et transpiraient le malheur.

Mes coups de pinceaux ressemblaient à des coups d'épées et ils perçaient autant la toile que mon coeur abîmé.

Parfois, le soir, je me rendais à l'atelier. L'avantage, quand on est un élève modèle, c'est qu'on peut gagner les faveurs des profs. Moi, je m'en foutais pas mal au final. Ce qui comptait, c'était un accès illimité à la salle, que j'ai fini par obtenir tant bien que mal, surtout parce que ma mère était amie avec l'enseignante. J'aimais cette salle.

Et dire que maintenant, tout est différent...

Quand je me sentais mal, je venais peindre. Cracher sur ces toiles serait plus juste, d'ailleurs. Je crachais toute la violence du monde, toutes ces douleurs qui traversaient mon corps et mon âme pour les transmettre à ces pinceaux aussi tranchants que des lames.

Un soir, alors que je sortais prendre l'air en pleine séance, je t'ai vu. Je t'ai demandé ce que tu faisais ici. Tu m'as sorti une excuse bidon, une de celles qui me faisaient tant penser que t'étais con. Je n'ai pas insisté. J'ai regardé le ciel et je me suis posé un tas de questions.

Quand je suis rentré, j'ai entendu un fracas, comme si le monde s'effondrait, comme si un géant l'écrasait. Des grognements et des jurons s'échappaient de la pièce. C'est alors que je t'ai observé, plongé dans l'obscurité ; une palette était tombée, comme le chevalet et la toile sur laquelle je travaillais.

J'ai cru défaillir. Tu avais littéralement fait chuter ma haine, mon travail, l'expression de la rage que j'avais longuement mûrie et qui s'étalait ici.

Je t'ai insulté de tous les noms. Dans cette petite pièce seulement éclairée par l'ouverture de la porte, nous nous sommes regardés. Et tu m'as dit non pas ce que je voulais entendre, mais ce que j'avais besoin d'entendre.

Tu m'as hurlé que cette oeuvre n'était pas digne de mon talent.

ArtificielsWhere stories live. Discover now