D i x - h u i t

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Je contemple d'un oeil livide les tremblements qui secouent mes mains. Il me faut toute la force du monde pour les contrôler, alors que j'approche ma main du tableau. Je regarde la fenêtre. 

Non, non, non ! Pas maintenant !

Je lâche ce pinceau de malheur. J'ai envie de le jeter à l'autre bout de la pièce. Au lieu de ça, il me glisse des mains. Il tombe par terre en y laissant une trace rouge, comme s'il s'était mis à saigner. Après tout, c'est aussi ce qui arrive à mon coeur. Des larmes écarlates, invisibles, perfides, chutent de mes yeux.

— Non ! Non, non, non ! Je ne peux pas ! Pas maintenant !

J'observe mes doigts. Ils me brûlent. Je ne peux plus tenir. Le voyage est long, épuisant ; c'est celui de toute une vie, résumée en quelques traits vengeurs. Il ne doit surtout pas finir comme ça. Pas ici.

Une fois la fin du voyage accomplie, que reste-t-il, hormis les cendres des souvenirs, s'envolant au gré de l'implacable souffle temporel ?

Mais je dois le faire. C'est une promesse. Même si les mots rejoignent les astres, même s'ils brûlent aux côtés des étoiles, le mortel espoir guidera toujours les regards vers les lueurs stellaires qui constellent le vide de l'univers. Je te l'ai promis.

Ce voyage, c'est le tien. Le mien.

Le nôtre.

Je secoue la tête, désespéré, avant de m'étirer. Je me sens comme une statue à qui une force supérieure aurait eu la bonté de donner vie. Un pas mécanique après l'autre, je me dirige vers la fenêtre, cette chère fenêtre, cette tendre fenêtre qui a accompagné mes pensées jusqu'à maintenant.

Je tends la main vers elle. Je sens ses courbes flirter avec mes doigts, je serre sa tendre poignée, plongeant mon regard dans l'insondable horizon qu'elle me renvoie. Je m'approche un peu plus. Je lâche la poignée, un pauvre sourire pendu aux lèvres.

— Alors, c'est à ça qu'on ressemble à la fin du voyage ?

Une oeillade vide, les cheveux en bataille, l'air sombre et sévère accompagnent ce teint blafard caractéristique des épuisés qui orne mon visage. J'ai l'air de ceux crevés par la mission qui les consume.

Je n'avais même pas remarqué la cicatrice indigo qui barre mes vêtements, pas plus que les petits points rouge carmin qui me transforment en une parodie de cadavre.

Tu m'as transformé en véritable œuvre contemporaine.

J'admire ma cicatrice colorée. Elle s'ajoutera à toutes celles qui me zèbrent déjà de toute part. Je ressemble à une de ces expériences pour alimenter les réflexions sur le genre humain.

Mais, au fond, au-delà de ces tempêtes sombres qui balaient les contrées de mon être intérieur, dans les confins de mon esprit, derrière mes pensées destructrices, avides de vie, d'existence, ces pensées gloutonnes, dévoreuses d'énergie, je sais que brille une petite lueur.

Une lueur qui me dit que les cieux d'été reviendront, et avec l'horizon bleu, ton souvenir.

ArtificielsWhere stories live. Discover now