D i x - s e p t

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C'était un soir de fin d'hiver. Tes cheveux dansaient en rythme avec le zéphyr ; il ne pleuvait pas encore, mais l'air était lourd. Le ciel, en haut, semblait retenir ses sanglots. Les nuages moutonneux s'amassaient en un rideau de fer triste. En bas, la ville était agitée ; le froid et la peur de la pluie avaient raison de la tranquillité des promenades.

Comme chaque soir, deux fois par semaine, j'allais à mon cours de peinture. Je connaissais le chemin par coeur. Mes pas me menaient sur les lieux comme un automate que le destin conduirait à une révision. Une révision colorée pour un corps cabossé.

Peut-être suis-je une machine cassée ? J'ai appris une chose à tes côtés, parmi des milliers d'autres, en arpentant ces chemins escarpés.

L'art répare.

Ses couleurs et ses chansons ont remis mon être en marche par hasard, cette âme amer, naufragée dans la mer du monde, visqueuse et noire, profonde et sans espoir, et ont fait de nous des êtres à part.

Ce mois de mars dominait la météo, le vent et le froid couvraient la ville et ses échos. Et dans mon coeur, sans savoir pourquoi, régnait un infâme chaos. Les artistes ont une sacrée intuition. Les gens marchaient dans les rues, la tête basse, le regard vers le sol. Je me sentais, au milieu de ces cirés jaunes et de ces bottes boueuses comme un fantôme, une ombre, spectre de l'humanité.

Bravant la tempête qui battait dans le ciel et en moi, je finis par arriver devant la salle. Je n'avais même pas besoin de lever les yeux pour reconnaître mon univers ; je reconnaissais ces pavés si spéciaux qui jonchaient la terre. J'ai fini par regarder devant moi.

Je t'ai vu. La pluie naissante tombait sur ton être immobile.

Tu restais là, sans un mot, sans un geste, coincé à la limite du préau qui nous mène à l'intérieur du bâtiment. Nous étions les deux premiers. La surprise m'a fait chavirer. Tu n'étais pas souvent à l'heure ; tu étais l'électron libre, le photon qui passe où bon lui semble, la force sans attache, l'éclat inattendu. Tu arrivais en retard si tu le voulais. Tu jetais ce sombre regard dont toi seul avais le secret.

Je me suis approché. Discrètement. Comme si j'approchais un animal blessé. Mais tu es plutôt de ceux qui lèchent leurs blessures, n'est-ce pas ? Alors je suis resté sous le préau. Tu n'as rien dit. Moi non plus. Nous nous sommes juste salués, alors que je faisais tout pour ignorer les larmes silencieuses qui perlaient sur tes joues et les miennes qui voulaient suivre la même route.

Nous n'avons rien dit ; parfois, il n'y a juste rien à dire.

C'est ce soir là que mon coeur s'est noyé dans l'océan de sentiments qui nous entourait.

ArtificielsWhere stories live. Discover now