5 - KYERAN - Partie 2/2

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— Kyo ? Tu dors ?

Surpris d'entendre la voix étouffée d'Angélina, Kyeran mit quelques secondes avant de réagir.

— Non, pas encore, pourquoi ?

— Je n'arrive pas à dormir. Est-ce que je peux rester vers toi, cette nuit ?

— Oui, bien sûr.

Quand la jeune femme entra, Kyeran fronça les sourcils face à son visage blême. Elle peinait à garder les yeux ouverts et donnait l'impression d'être malade. Pendant le rangement du grenier, il avait constaté que son habituelle énergie débordante s'était comme volatilisée et le moindre effort l'avait obligée à reprendre son souffle. Persuadée de tout remettre en ordre en un temps record, Angélina s'était surestimée.

— Tu as mauvaise mine, lui fit-il remarquer. Qu'est-ce qui ne va pas ?

Accoutrée d'un pyjama en peluche usée, elle s'installa à ses côtés sans un mot tandis qu'il s'étendait face à elle. Ils n'avaient pas partagé le même lit depuis un bon moment et cette situation les rendit nostalgiques. Kyeran connaissait bien les états d'âme de sa cadette et quand elle n'arrivait pas à trouver le sommeil, c'était parce qu'elle cogitait, parfois trop, au point de se déclencher de l'anxiété.

Angélina se pinça les lèvres, à la recherche de ses mots. Elle le fixa ensuite de ses yeux sombres, puis soupira :

— Je suis peut-être enceinte.

Le silence s'abattit tel un couperet. Abasourdi, Kyeran resta bouche bée avant d'assimiler son aveu, puis une joie pure lui enserra le cœur. Il voulut la féliciter pour cet heureux événement, mais elle le coupa dans son élan.

— Avant que tu ne dises quoi que ce soit, n'en parle pas à Sköll.

Décontenancé, il la fixa en haussant un sourcil, puis hocha doucement la tête.

— Pourquoi tu ne lui as pas dit ?

— Parce que mes cycles ont toujours été irréguliers et je ne suis pas sûre de la date exacte à laquelle la grossesse a commencé. Parfois, il arrive que certaines femmes aient des symptômes sans être réellement enceintes, je ne voudrais pas lui faire une fausse joie. C'est pour ça que je préfère attendre encore un peu pour demander la confirmation d'un médecin.

— J'avais remarqué que l'odeur de ta peau avait changé depuis quelque temps et je me demandais bien de quoi cela pouvait venir, mais à présent, je suis fixé, sourit-il.

Il marqua une pause, les yeux rivés au plafond, et poursuivit :

— Et maintenant que tu me l'as dit, je pensais que c'était pour ça que Sköll t'avait demandé en mariage.

Angélina se releva presque d'un bond.

— Attends, quoi ?

Kyeran tressaillit face à sa soudaine réaction et un instant de réflexion plus tard, il grimaça après avoir compris le malentendu. Sa sœur se laissa retomber sur le lit, les joues gonflées d'agacement.

— Je lui avais pourtant bien dit de ne pas vendre la mèche. Je voulais attendre la fête des Illuminations pour vous faire la surprise.

— Et bien... c'est loupé, pouffa-t-il. Mais ne t'inquiète pas, avec moi, ton secret sera bien gardé.

— J'espère bien...

Le silence retomba. Par la fenêtre, la douce lueur azurée du croissant de Zéphyria les baignait de son aura apaisante et projetait des ombres complexes sur les murs. Dans quelques heures, elle disparaîtrait progressivement du ciel pour laisser place à sa jumelle rouge, Astoria, qui restait visible une bonne partie de la journée.

Cette révélation bouleversait Kyeran. Un mariage et un bébé. C'était incroyable. Il ne pouvait espérer un meilleur avenir pour sa sœur et son compagnon ; pourvu que le Fléau ne vienne pas l'entacher. Il souhaitait de tout son cœur que la situation n'empire pas dans les mois à venir et leur laisse suffisamment de temps pour savourer leur bonheur. Aussi se trouva-t-il un nouvel objectif : il protègerait Angélina coûte que coûte et aucun infecté se mettrait en travers de sa route.

Submergé par sa joie, il en oublia ses tracas causés par le vol de son pendentif, mais alors qu'il pensait Angélina assoupie, celle-ci sortit de son long mutisme et aborda le sujet malgré elle.

— Au fait, je me demandais... ton pendentif, il représente quoi pour toi ?

Il inspira vivement. Jusqu'à aujourd'hui, elle n'avait jamais osé lui poser cette question. Toutefois, il ne vit aucun problème à lui répondre, cela ne touchait pas à des souvenirs douloureux.

— Ce n'est pas un pendentif, mais une clé. Un scellé, plus exactement.

Elle se retourna vers lui tout en prenant un air intrigué.

— Un scellé ? Comment ça ?

— Il y a plus de deux mille ans, mon clan s'est allié aux humains ainsi qu'aux autres créatures du continent pour combattre des entités démoniaques. Se sont ensuivies de longues années de batailles avec de lourdes pertes dans les deux camps jusqu'à ce que les derniers Elfes décident de trouver une solution : celle de sceller les démons. Ils ont donc créé les clés en échange de leur vie pour mettre fin à la guerre et elles ont été ensuite confiées à des personnes de haute importance. La mienne se transmet de père en fils.

Angélina baissa les yeux et réfléchit.

— Je connais cette histoire, on nous l'a enseignée à l'école. Si je comprends bien, tu es une sorte de gardien.

— On peut dire ça comme ça.

— Donc, il faut que tu la retrouves.

Il acquiesça d'un air grave. Il comptait bien récupérer son artéfact, quitte à employer les grands moyens et ce serait sa première mission dès le lever du jour.

— Essaie de ne pas être trop brusque avec elle, reprit la jeune femme. Je sais à quel point ça a dû te mettre en rogne de te faire avoir. Moi-même j'aurais hurlé ma haine dans le monde entier, mais c'est la première représentante de ton espèce que tu croises depuis des années. Peut-être qu'en sympathisant avec elle...

Les yeux de Kyeran s'arrondirent. Il ne s'attendait pas à cela et un sentiment de tristesse mêlé à de la colère pointa en lui. Sa rencontre avec la Dragyanne Oméga était partie sur de mauvaises bases et peu de chance subsistait pour qu'une réconciliation se produise aussi facilement que sa sœur l'espérait. Ses entrailles se nouèrent quand il réalisa que son quotidien ressemblait à une vaste comédie. Il se voilait la face. Avancer seul sans perspective de perpétuer son espèce l'effrayait bien plus qu'il ne voulait le laisser croire. Les Dragyans étaient conçus pour vivre en couple ou en groupe familial, mais pas pour être isolés les uns des autres et cette femelle avait réveillé en lui une sensation longtemps oubliée : celle de se sentir dragon.

— J'essaierai, marmonna-t-il, mais je ne te promets rien.

Balayant ses pensées moroses, il changea aussitôt de sujet.

— Au fait, tu sais si quelqu'un a repris la forge qui a fermé en ville ?

Les yeux mi-clos, Angélina bâilla avant de répondre d'une voix ensommeillée :

— Non... mais... j'ai entendu dire qu'il y en avait un qui s'était installé à Dabéorn.

— Ah ? Je l'ignorais. J'irai y faire un tour demain, dans ce cas.

Angélina n'émit aucun commentaire. La fatigue eut enfin raison d'elle. Kyeran l'observa avec un air attendri, puis la recouvrit du drap. Tout en contemplant la lune bleue, il réfléchit alors à la meilleure attitude à adopter quand il reverrait sa rivale. Les suggestions de sa sœur n'étaient finalement pas si dénuées de bon sens. En tentant une approche plus douce comme une négociation, peut-être pourrait-il apaiser les tensions ?

MÉMORIA ZÉROWhere stories live. Discover now