5 - Babette

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Mal à l'aise, je déboule sur le parvis de la Défense. Toutes ces sociétés qui sont là pour amasser des millions me débectent. J'ai l'impression de me jeter dans la gueule du loup. Et pourtant, je vais devoir composer avec l'ennemi, au moins pour un mois, voire plus encore. Clairement, si je n'arrive pas à mes fins durant ce laps de temps, je trouverai le moyen de rempiler pour glaner suffisamment d'informations et sonner leur trépas.

Ben a été plus que pénible hier soir. J'ai dû finir par me fâcher et décliner de dormir avec lui, me contentant du canapé. Ce matin, j'ai un peu le dos en compote, mais tel le cobra, je suis prête à frapper.

Quand j'ai regardé le calendrier, j'ai vu que c'était la Sainte-Florence. Pour porter un tel prénom, il faut être machiavélique vu ce destin tordu qui m'attend aujourd'hui.

Je regarde autour de moi et repère rapidement l'écusson des Wellington dressé sur une des tours. Ils ont eu le mauvais goût de mélanger l'or et le sang. Je pince la bouche et j'avance telle Jeanne d'Arc, conquérante, avec tout de même le couteau sous la gorge. Je suis devenue SDF, et manquerait plus que ma petite sœur subisse le même sort.

Je dois convaincre ces charognards de me rémunérer plus cher. Ils me veulent ? Ils vont devoir payer !

Dans l'entrée de leur immeuble, leur sapin de Noël géant brille de mille feux. Le dieu électricité trône de toute son énergie dans cet empire. Je plisse les paupières devant ce débordement lumineux inutile. Je pince bien mes lèvres pour ne pas lancer de remarques à la charmante hôtesse qui ne fait qu'exécuter des ordres. Je conçois que tout le monde n'est pas capable d'accepter une certaine précarité pour assurer sa semi-liberté.

— Bonjour, j'ai rendez-vous avec monsieur Wellington !

La réceptionniste relève la tête et je jette un œil à la feuille qui retenait toute son attention. Quand je ne vois que des légumes, des céréales et des fruits, je ne peux m'empêcher de réagir.

— Vous êtes végane ? je chuchote.

Elle écarquille les yeux, prise en flagrant délit, et tremble déjà de peur. Ce n'est pas commun. Je mime que je ferme ma bouche à clé et que je lance cette dernière. Les secrets, ça me connaît. Comme elle ne semble pas m'avoir reconnue, je ne me présente pas, enfin sauf pour lui donner mon nom puisqu'elle doit vérifier mon identité.

— Vous êtes en avance, mademoiselle Beauregard... Vous êtes attendue au trente et unième !

Ils veulent ma mort !

C'est bien pour cela que je suis là si tôt. Il faut un peu de temps pour monter autant d'étages à pied. J'ai déjà emprunté le métro. Je me définis un quota d'énergie fabriquée en tout genre à consommer pour la journée et je tente de ne pas le dépasser. Il n'y a pas grand monde dans le hall d'accueil et je ne souhaite pas utiliser un ascenseur toute seule.

Je soupire, fatiguée à l'avance, et je me dirige vers les escaliers. Ces derniers sont cachés derrière une porte pour servir uniquement de secours. Je tire sur le lourd battant métallique. À l'intérieur, il fait noir. J'avance tout de même d'un pas. La lumière se met en marche et je devine que des cellules détectent le moindre mouvement.

Un bon point pour le bâtiment.

Je commence mon ascension. Les dix premiers étages se font facilement. Je marche beaucoup, alors j'ai la forme. Pourtant, arrivée au quinzième, je commence à fatiguer. Est-ce que je vais réussir à faire ça tous les jours si je travaille au niveau de monsieur Wellington ? Je vais avoir des mollets en béton, des cuisses fuselées et un fessier d'enfer.

Essoufflée, je regarde avec satisfaction le « 20 » inscrit à côté de la porte qui dessert les bureaux. Je fais une pause. Mes joues chauffent, je dois être rouge comme une pivoine. Il m'en reste onze. Ma montre me précise que j'ai encore vingt minutes pour être à l'heure. Dans quel état vais-je finir ? Je dois absolument négocier de travailler dans les deux premiers étages.

Allez, ma belle, tu fais ça pour l'humanité !

J'arrive enfin au bout et la secrétaire de monsieur Wellington m'indique la salle d'attente. Je regarde à peine les murs à la blancheur éclatante, égayée par quelques tableaux colorés. Je reprends mon souffle le plus discrètement possible.

Je m'écroule dans un fauteuil confortable. Je passe mes mains autour de ma tête pour évaluer l'ampleur des dégâts de mon chignon négligé. Pour le coup, il me semble l'être totalement.

Je vais avoir l'air d'une sorcière.

Je me redresse et tombe face à un rosbif bien saignant. Mon cœur se serre. La nausée m'envahit.

Mais quelle décoration !

Je suis outrée. Quand j'observe autour de moi, des photos sur papier glacé, encadrées comme des œuvres d'art, exposent le bœuf Wellington à toutes les sauces. Une remontée acide me malmène, je tente de ravaler. Une sueur froide me saisit, alors que j'avais trop chaud après cet exercice physique forcé.

Puis-je travailler ici ?

Pas sûr, finalement !

Je tremble.

Je vais y laisser ma peau, c'est certain !

Je me raisonne. Allez, j'ai vu pire pour dénoncer les outrages aux animaux. Je suis plus forte que ça. Je peux réussir.

Je vais vaincre !

Ma respiration se calme. Mon regard se porte sur le sol pour ignorer ces murs sanguinolents.

Horreur !

Des écussons Wellington où dorure et rouge carmin se mêlent tapissent la moquette beige.

Mauvais goût jusqu'au bout !

— Mademoiselle Beauregard, je suis enchanté de faire votre connaissance !

Je sursaute face à cette invasion. Un homme élégant et âgé me tend la main pour me saluer. Je remarque immédiatement que son semblant de sourire bienveillant dénote avec son œil froid et déterminé. Je me lève pour empoigner sa main et la serre fort pour lui montrer qu'il ne va pas m'avoir comme ça.

Bien sûr, je ne lui fais pas mal. Néanmoins, il lève un sourcil. Le message est passé.

Sa voix mielleuse est trompeuse. Son costume taillé sur mesure pue le luxe, tout comme ses chaussures vernies. Qui porte encore des pompes qui brillent à ce point ? Son regard acéré m'évalue pour apprécier si je suis à la hauteur, ou s'il peut m'écraser. J'avoue que je ne sais pas trop avec son rictus carnassier.

— Venez, je vous en prie !

Il me montre la porte ouverte qui donne sur son bureau. Alors, c'est bien le vieux qui me reçoit. J'avais observé leur trombine pour les reconnaître instantanément. Je dois bien confesser que le fils est beau, ce con, mais aujourd'hui, je vais devoir me contenter de l'ancêtre aux cheveux blancs.

Pourquoi ne prend-il pas sa retraite ?

Irrésistible ennemi : Une romance ennemies to lovers addictiveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant