[TWO] L e n a

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D'aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais aimé Charlie Wheeler. C'était le genre de garçon populaire et égocentrique, avec plus de narcissisme que Chuck Norris lui-même. Le pire, c'est qu'il avait tout pour lui, et cela avait don de m'agacer au plus haut point. Il était beau et beaucoup de filles le regardaient, lui et ses amis. Et des garçons, aussi. D'ailleurs, il ne se privait pas, les femmes, il les enchaînait puis les lâchait subitement alors qu'elles croyaient qu'il était amoureux. Wheeler n'avait jamais connu l'amour, et ne l'experimenterait sûrement jamais. Mai surtout, aucune fille jusque là ne lui avait dit "non". Pourtant, Dieu sait comment j'aurais aimé voir la déception dans son regard. 

Il me connaissait, nous avions passé la maternelle ainsi que le primaire dans la même école, puis le collège et enfin le lycée. Et je le connaissais mieux que personne, je pense. En tout cas, assez pour savoir qu'il ne fallait plus que je m'en approche. Je l'évitais comme la peste, redoutais chacuns de nos cours en commun. Mais, malgré tout ce que les gens disent – quand on se connait mieux, on apprend à se comprendre –, Charlie Wheeler restait pour moi un mystère plus grand que Jupiter. Il n'était pas comme les autres, facile à décrypter, sans une once de mystère. Il était... étrange. Mystérieux. Il y avait quelque chose d'indescriptible derrière ses sourires en coin et ses remarques déplacées. Mais il était tout de même terriblement pénible, pour être polie. Et nous étions terriblement différents.

Il aimait se montrer tandis que l'ombre et moi ne faisions qu'un. Il aimait me chercher – et il me trouvait, d'ailleurs – et je faisais tous pour me défendre, sans y parvenir, au fond. Et puis j'étais fragile, à l'intérieur. Et il l'avait bien remarqué. Pour faire simple, ce garçon était E.T. l'extra-terrestre version humain. 

Mais revenons-en aux faits. Je suis arrivée en littérature et j'ai immédiatement posé mes affaires sur une table du premier rang. J'ai appris avec le temps que les profs ne s'intéressent pas trop aux élèves du premier rang. Un avantage notable, quand on est timide et que notre seul but dans la vie, c'est de s'effacer du reste de l'humanité.

Wheeler, lui, s'est assis à l'arrière de la salle de classe, avec sa bande de potes et deux ou trois fille sur les talons, telles de vulgaires animaux de compagnie. Je ne comprenais pas que des personnes censées acceptent d'être traitées de la sorte. Mais, jusque là, tout était parfaitement normal. Le cours est passé vite, car nous avons eu droit à un examen surprise. Parfois, je me demande pourquoi le temps semble défiler à toute vitesse lorsqu'il s'agit de quelque chose où, justement, on aimerait plus de temps. Un jour, j'ai lu que le cerveau faisait exprès de ralentir les heures dans les situations les plus inconfortables. Ce qui est étrange, en soit.

Quand la sonnerie a retenti, tous les élèves sont sortis de la salle, certains laissant même leur copie sur leur table. J'ai pris mon temps pour ranger mes affaires et je m'en suis allée.

— Hey, Raven ! s'est exclamée une voix dans mon dos.

Je savais que, si je me retournais, j'allais le regretter. Et le chauffeur de mon bus était très à cheval sur les horaires. Il me restait exactement quatre minutes avant que le véhicule démarre. Et trois avant que le lycée ne ferme, car, ce vendredi-là étant de dernier jour avant les vacances, il était prévisible que le proviseur se dépêcherait de fermer le portail pour rentrer plus vite chez lui.

Pourtant, sans raison apparente (je regretterais, plus tard), je me suis retournée. Les couloirs se vidaient très vite ; bientôt, le lycée serait vide, il fallait que je me presse. Sans surprise, Wheeler était adossé au mur d'en face. J'ai levé les yeux au ciel devant son sourire arrogant et ai décidé de lui accorder le peu de temps qu'il me restait. Je détestais Charlie mais, pour une raison qui m'a échappée à ce moment-là, j'avais envie de l'entendre parler.

— Qu'est-ce que tu veux, Wheeler ? Dépêche, ai-je fait, de mauvaise humeur.

Heaven allait encore m'attendre.

Au même moment, la prof de littérature est sortie de sa salle.

— Je voulais te parler.

J'allais rater mon bus.

— J'avais compris, merci.

Le sarcasme. La meilleure arme des fragiles.

— Bah, ça fait longtemps que je ne t'ai pas parlé, du coup je me suis dit que t'énerver un peu me ferait du bien. Tu comprends, tu m'as trop manqué, chérie.

— Tu sais, je ne crois pas que je sois ton punching-ball personnel.

Il a souri d'un air suffisant. Les derniers élèves dans le couloir où nous nous situions pressaient le pas. Il était temps de partir, je le savais.

J'ai fait mine de faire un pas vers l'avant mais son bras m'a attrapé le poignet presque violemment. Je ne comprenais pas ce qu'il se passait, et j'étais vraiment prise de court.

— Qu'est-ce que tu comptes faire, Raven ?

Le même ton. Qu'à l'école. Qu'au collège. Le ton de mes cauchemars. Celui que je ne pensais plus jamais entendre.

— Je compte prendre mon bus avant de le louper, ai-je répondu sans me démonter.

— T'es vraiment coincée au point d'avoir peur de rater ton bus ? Mais chérie, qu'est-ce qu'on va faire de toi ?

— C'est puni par la loi, Wheeler, ai-je protesté.

— De quoi, de rater son bus ? a-t-il demandé dans un sourire narquois.

J'ai essayé de me défaire de ses bras. Il a résisté. J'ai fini par lui mettre une claque.

D'habitude, je ne suis pas d'un naturel très violent. Sauf quand il s'agit de lui. C'est étrange, très intuitif. Je le hais, je me défends. Il a gâché ma vie durant des années, je ne le laisserai plus faire.

— Mais t'es folle, Raven ! Sérieusement, un gifle !

J'ai fait comme si de rien n'était et ai jeté un coup d'œil à ma montre. Ça faisait plus de cinq minutes que l'on parlait. Je l'ai regardé, et vu son expression, il a dû comprendre que tout n'allait pas très bien.

— Qu'est-ce qu'il se passe ?

— 'Faut que je me grouille, ai-je répondu, paniquée.

J'ai détalé sans lui laisser le temps de me rattraper.

Je n'ai jamais aimé courir. Encore moins en jupe. Mais, ce jour-là, j'ai couru comme je n'avais jamais couru auparavant.

Je ne saurai jamais ce qu'il avait voulu me dire réellement, à la sortie du cours de littérature, en ce vendredi de fin mai, car il m'a couru après, et nous sommes arrivés devant la porte principale du lycée. Il a posé une main sur mon épaule – ultime geste de réconfort – avant qu'on se rende à l'évidence.

— Putain, a-t-il grommelé.

— On est enfermés.

Ma voix s'est brisée.


~Plagiat interdit~

≈1115 mots.

Publication le 17/04/23

Seulement deux SemainesWhere stories live. Discover now