Chapitre 4 : Entre

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Je finis par perdre la notion du temps, de l'espace, de la lumière et du son. Je flottais dans un plasma gris pendant une ou peut-être deux éternités, jusqu'à trouver ça agréable. Je me laissais bercer, débarrassée du poids de mon corps, de mes maux de crânes, de mes préoccupations, débarrassée de tout ce qui constituait la boule d'anxiété que j'étais devenue. Je crois que je n'étais plus rien à ce moment-là et que ce rien m'allait bien. Je savais mes yeux ouverts et malgré ça, j'étais incapable de distinguer quoi que ce soit. Je me rappelais que ce sentiment de ne pas pouvoir distinguer la moindre information m'avait terrorisée enfant. Aujourd'hui encore, je ne dormais jamais mieux qu'en pleine ville, ma chambre éclairée par un lampadaire. Mais, pas maintenant, déjà sûrement parce qu'il ne faisait pas noir et sans doute aussi parceque j'avais égaré la peur sur la route. Je m'étais extraite de ce sentiment comme une mante religieuse se serait débarrassée d'un corps trop étroit. Je me laissais retourner par de douces vagues invisibles, m'emportant au large de ma propre conscience jusqu'à ce qu'un bip familier me revint aux oreilles. Si mourrir consistait à garder ses acouphènes, j'étais prête à rester vivante un peu plus longtemps.

Nota bene : Faire attention à ses souhaits, car le poids de mon corps me fut retourné aussitôt avec la même délicatesse qu'un uppercut dans la mâchoire. Est-ce que je pouvais mourir écrasée de l'intérieur par ma propre masse ? Comment est-ce que j'étais sensée me déplacer avec tout ça déjà ?

Je me sentis tomber sans que le sol ne se décide à apparaître sous mes pieds ni sous mes fesses. Le moindre carrelage ou parquet, ni même goudron n'avait de toute façon la moindre chance face à la masse cinétique que j'allais lui envoyer dans la gueule. La miséricorde des cieux m'épargna un atterrissage de 3m2, en contre partis de quoi c'est toute la longueur de mon dos qui amortit l'impact. Moins violent que prévu, certes, certainement pas moins douloureux. J'avais peut-être perdu pour toujours l'arrière de mon crâne et mon coccyx. Mon cœur et mes poumons quant à eux retrouvèrent très rapidement leur fonction première, me jetant dans une angoisse totale, saupoudrée de tremblements et de hoquets. Le pactole complet de la meuf sereine dans sa vie.

La vue et l'ouïe revinrent presque au même moment. Enfin si on peut appeler ça voir, j'avais maelström de blancs, de noirs et de gris. J'étais tout aussi incapable de distinguer nettement les contours des choses. Mes acouphènes sonnaient encore plus fort qu'à l'accoutumé, dans un rythme aussi régulier qu'horripilant. Inutile de décrire le mail de crâne que tout ça me procurait.

Est-ce que je pouvais envisager d'être rentrée ? Je me contenterai d'être simplement en vie aussi. Je prenais comme un signe positif l'absence d'odeur de fumée et d'humidité, avant de constater avec un bonheur sincère que j'avais certainement un oreiller sous la tête.

J'essayai de reprendre le contrôle de mes mouvements, d'agiter mes jambes, mes bras sans les sentir, de réveiller un instinct animal enfoui pour retrouver un équilibre quelconque. Je continuais de me battre contre moi-même pendant plusieurs longues minutes sans que mes yeux parviennent à s'habituer à leur environnement. Je rageais intérieurement de me sentir aussi misérable alors que le sentiment familier de la peur retrouvait sa place habituelle dans le creux de mon ventre. _Welcome back bitch_. Je sentais la crise d'angoisse remontait le long de mes poumons, s'attaquant à ma gorge...

- Respire, susurra une voix par-dessus l'alarme incendie dans mes oreilles.

- J'essaye, dis-je, incapable d'affirmer que mon ton n'était pas un tantinet irrité.

- Inspire.

J'essayais de suivre cette voix grave qui m'énervait d'être aussi tranquille alors que je galérais à accomplir la tâche la plus existentielle. Je grimaçais sans réussir à reprendre le contrôle de mes poumons.

- Expire.           Inspire.           Expire.

Il répéta les mêmes mots plusieurs fois, jusqu'à ce que sa voix devienne mon métronome et que mon corps se décide à lui obéir. J'inspirai quand ses mots me l'intimaient et j'expirais jusqu'à ce que mon corps arrête de se débattre tout seul. Quelques couleurs ternes firent leur apparition à ce moment-là. Je sentis un poids chaud posé sur la partie supérieure de ma poitrine sans comprendre ce qui exerçait cette pression rassurante jusqu'à être capable de distinguer les contours de doigts, une main accrochée - logiquement - à un bras. Tout était toujours flou, mais je posais machinalement ma main par-dessus celle-ci, le temps de retrouver ma respiration et mon équilibre.

- Mieux ?

- Mieux.

La tonalité de la voix était masculine, grave et étrangement très stable, comme les fondations d'un bâtiment anti-sismique au Japon. Comparer cette sonorité à un projet de construction traduisait sans doute assez bien la violence du choc que je venais de subir.

- Votre trouvaille est stabilisée, reprit-il, peut-être pas pour longtemps, alors dépêchez-vous.

Il y avait trois individus que je pouvais désormais distinguer en partie, à commencer par la jeune femme qui se tenait dans un coin de la pièce. Je déduisais que c'était elle qui m'avait transporté jusqu'ici et je devinais une tresse brune lui tombant sur les épaules. À sa droite, un homme un peu plus grand qu'elle croisait les bras. Je n'arrivais pas à savoir s'il avait les cheveux très blonds, ou si la calvitie l'avait condamné si jeune, si c'était le cas, ce n'était que juste répercussion de son mauvais caractère. Les trois individus portaient sensiblement la même tenue, un pantalon fluide très large, et une veste croisée aux manches longues et tombantes comme celles de veste de kimono. Le tissu brun semblait aussi souple que du satin, mais ne brillait pas. Si je ne parvenais pas à distinguer les traits des deux personnes à l'autre bout de la pièce, ceux du métronome en face de moi m'étaient sans doute nettement plus clair. Pourtant, je n'osais pas vraiment lever les yeux, sa main étant toujours posée en dessous de mon cou.

- Tu te souviens de ton prénom ?

- Possible.

Je n'avais pas fini d'évaluer les circonstances, de ce fait, je n'arrivais pas à décider si oui ou non, je pouvais me permettre de décliner mon identité. L'autre blond au fond de la pièce esquissa un sourire irrité à ma réponse.

- Et tu aurais l'amabilité de nous le partager ? ricana-t-il, ou tu préfères nous faire un rébus ? Une charade ? Un jeu de piste ?

- Mon premier est la première lettre de l'alphabet.

L'irritation amusée s'ancra un peu plus sur son visage quand la femme à ses côtés trancha :

- Amaris. 21 ans, originaire de Toulouse. Probablement Vivante.

- J'apprécie la dernière qualification, même si je doute de vouloir comprendre le pourquoi du "probablement".

Je n'arrivais pas à calmer les battements de mon cœur, convaincue qu'en plus de les vivre tout le monde pouvait les entendre et les sentir. Un tambour dans la pièce n'aurait pas été plus discret. J'essayais de construire tous les scenarii possibles à partir de ce que j'avais et spoiler : peu d'entre eux ne duraient plus de quelques minutes où se terminaient bien.

Je continuais de balayer du regard les mur troubles, l'encadrement plus foncé au-dessus de ce qui devait être une porte, le sol : trouble, les meubles : invisibles. La seule chose me rassurait dans cette atmosphère était la lumière tamisée qui m'indiquait que nous n'étions pas dans un hôpital ou quelconque autre bâtiment aux LED blanches aveuglantes.

- On est où ? demandai-je quand même.

- C'est... une bonne question, répondit d'une voix toujours aussi monotone le métronome en face de moi.

J'osais enfin lever les yeux pour détailler quelques secondes ses traits, ses cheveux noirs à peine trop courts pour être attachés, sa peau dorée parfaitement lisse et ses yeux en amandes où le gris et le vert se disputaient l'iris.

- Disons que la notion d'espace et de lieu est un peu différente ici, reprit l'instopable au fond de la pièce.

Si j'étais tombée au royaume de l'humour absurde, j'avais pour sûr, trouver son roi. Ce qui faisait surement de moi la bouffonne de service.

- Dans l'Entre, répondit encore une fois la femme que la situation ne semblait pas amuser.

- Dans l'antre de ?

- La question c'est plutôt entre quoi et quoi ? 

Poids plumeWhere stories live. Discover now