Chapitre 8 - Quand on aime les supermarchés

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Le 16 Mai de cette année, à une horaire acceptable.

En bas de chez moi, il n'y a pas qu'un Kebab. Bien qu'il me semble connaître tous les restaurants gras et sales des alentours, il m'arrive parfois de mémoriser le nom des boutiques de fringues pas chères et, occasionnellement, les supermarchés existants. Étant gosse, j'adorais faire les courses avec ma mère.

Je sais bien que tu t'en fous, mais j'ai besoin de l'écrire, parce que ce sont de beaux souvenirs, vraiment. Et puis, ma mère, quoi. Le genre de femme qui n'a rien de beau d'après les normes habituelles. Un nez trop mince, un front étroit, des yeux effilés à la fois brillants et ternes, des lèvres sèches et pincées. Tout est fin, en elle. Génétiquement, nous avons d'ailleurs un autre point commun, celui-ci étant bien sûr un peu plus embêtant.

Une tignasse. De longs. Et doux. Cheveux. Roux.

Ouais. Une belle crinière indomptable, doublée de sauvages boucles courbées qui, chez elle, témoignaient un adorable manque d'organisation capillaire. Ses mèches encombraient son front et chassaient la lumière de ses yeux, tombaient devant ses cils, glissaient sur ses épaules et dans son cou, sans que jamais elle ne puisse faire quoi que ce soit pour arranger ça. J'ai naturellement hérité de ce dysfonctionnement des gènes, la Nature m'ayant toutefois épargné les boucles et les tâches de rousseur. Alléluia.

Petit, je suivais donc ma génitrice entre les nombreux rayons des supermarchés, braillant comme un marmot pour avoir des trucs dont je ne me servais même pas arrivé à la maison. Elle, elle marchait toujours devant, un pas souple après l'autre, me surveillant du coin de ses yeux félins tout en portant de temps en temps son attention sur la liste de courses. Parfois elle se retournait, je la tirais par la manche et elle daignait tout simplement venir voir la chose inutile que je lui montrais du doigt : dans ces moments-là, elle me couvait alors de son regard chaud, son regard de mère, ouvrait une bouche tendre et accédait sans rechigner à ma requête.

« C'est non, Axel. Peu importe ce que tu demanderas, d'accord ? »

... Enfin, c'est ce que j'aurais voulu. On a toujours le droit de rêver. J'avais jamais droit à rien de toute façon. C'est de la pure frustration extériorisée, on est d'accord ? Il n'empêche, je n'oublierais pas ces instants, j'étais trop heureux d'être avec elle. Son parfum de cannelle, ses talons en velours noirs qui claquaient sur le carrelage crade du magasin, la légèreté de sa main saisissant un article quelconque pour le foutre, sans aucune grâce, dans le panier.

Son sourire répondant au mien quand je croisais ses yeux bleus, sa main dans mes cheveux quand j'étais sage, à ses côtés. Même la fraîcheur insupportable du rayon « yaourts » arrive à m'évoquer une petite brise légère quand je repense aux courses avec la matrone. Elle mourrait de honte si elle me voyait maintenant, comme une loque, elle qui était si soignée à l'époque. Mais là n'est pas le sujet.

Je pénètre donc dans un sympathique magasin à l'enseigne autrefois couleur cerise, si je me rappelle bien. Il y a peu de monde, et la climatisation merdique du lieu prend toute de suite à la gorge, répandant ses jolies particules devant mes yeux nouvellement aiguisés. Pas le temps de traîner, le porte-monnaie est presque vide et il est hors de question que je m'expose au frais toute la sainte journée. Je passe donc les portes vitrées, saisis un caddie plutôt large pour y fourrer les quelques conserves que je vais acheter, et m'élance dans la jungle glacée du supermarché. Étant bien décidé à tailler la route et à ignorer les quelques personnes flânant de ci de là, je n'avais cependant pas remarqué une chose.

N. XIII, peinard, qui vient danser devant mes yeux comme une brutale apparition, me sondant tout à coup de ses pupilles gigantesques.

Je manque de me casser la figure par terre pour ne pas l'écraser.

Il m'a fait peur, ce con. Je me relève, sous le couvert d'une dizaine d'yeux curieux, les gens me scrutant à présent comme si j'étais une sorte d'énergumène venu d'ailleurs. Bah, c'est vrai que freiner brutalement devant les étagères à salade en poussant un couinement de fillette, ça a quand même quelque chose bizarre, non ? Je sens leurs pensées qui me brûlent le dos, mais voilà, j'ai d'autres choses à faire que de m'attarder sur mon image actuelle aux yeux du monde.

Des choses comme serrer les dents et pourrir intérieurement N. XIII, par exemple.

« Mais qu'est-ce qui lui a pris, à cette andouille ? Il fait chier la nuit et la journée, et voilà qu'à présent il joue au fantôme dans le rayon légumes-des-prés.»

J'ai tout de même dû marmonner à voix haute parce que soudain, j'ai senti le contact étrange d'une main qui se pose sur mon épaule. J'hésite à me retourner. Qu'est-ce qui m'en empêche, diras-tu ? Eh bien, une petite chose, minuscule, un mince reflet de lumière, en fait.

Dans le regard vide et terrifié de l'illusion en face de moi, qui se dissout lentement, j'aperçois l'ombre du type dans mon dos. Et cette ombre, cette masse floue près de mon omoplate, parvient instantanément à faire se raidir chacun de mes muscles, à transformer mon cœur en glace, mon corps en pierre.

Dans le miroir disparu du regard de N. XIII, j'ai aperçu son double.

Alors la copie qu'il est m'a regardé, a acquiescé, puis doucement, s'en est allée.


Kingdom Hearts - Tu Colores mon ÂmeWhere stories live. Discover now