Chapitre 10 - Psychologie des légumes violets

92 17 5
                                    

Le 16 Mai de cette année, rien n'a changé.

Après m'avoir aidé, il a fait volte-face et m'a ignoré, à présent pleinement concentré sur le rayonnage qu'il était venu fouiller à l'origine. Oublié ma main. Oublié ses doigts tièdes. Oublié son sourire. Il a juste le bras tendu vers un paquet de carottes bio humidifiées par un sachet plastique, d'une couleur plus suspecte encore que tout ce que j'ai pu voir, et ce même avant ma saloperie de perte de vue. Des carottes presque noires. Un étrange gris mat, strié de pellicules fines, comme des rainures peu profondes sur le front heureux d'un vieillard.

Après notre altercation tout à fait saine de tout à l'heure, aucun de nous deux n'a repris la parole.

Après tout, on ne se connaît pas.

C'est donc dans le plus morne silence que nous parcourons le rayon frais du regard, lui sûrement pour choisir sa bouffe, moi pour le bouffer des yeux. Evidemment, je lui en veux. De m'ignorer, tout d'abord. De m'avoir filé un gnon, ensuite. Puis de faire comme si l'on ne se connaissait pas, enfin. Petit con. Tout petit con. Les mains dans les poches, j'ai abandonné mon caddie pour le suivre : au diable les conserves, je vais pas le laisser s'échapper, tout de même.

Il est dans mon filet, qu'il y reste. Je ne le lâcherais pas.

Il fourre le sachet de carottes dans un petit cabas sophistiqué, les précieuses pellicules d'eau dégoulinant du plastique pour venir s'éclater sur le carrelage, au rythme de ses pas. Vivement, sa figure se tourne, ses yeux semblent chercher quelque chose : il cligne des paupières, un peu. Puis, comme envolé, il court un peu plus loin dans le rayon, ses doigts enlaçant tout à coup un énorme légume mou et protubérant, ressemblant étrangement à...

Une aubergine.

Je grimace malgré moi. Ce truc, cher journal non vivant, tu ne pourras sûrement jamais y goûter. Et si un jour tu vis –ce dont je doute- ne cherche même pas à savoir la saveur de ce machin. Parce que ça n'a pas de parfum tout simplement. Amer ? Spongieux ? Sec ? J'en sais rien, et...

Et hop, dans le cabas, le légume infâme et reluisant. Il va pas manger ça, quand même ?

Vu son sourire, on dirait que si. Misère.

Attends.

Il me regarde.

- Prends-moi un sachet de prunes fraîches, à ta droite. D'accord ?

Je fronce les sourcils, croisant les bras. Et puis quoi encore ? Aurais-tu un problème avec les prunes, cher enfant ? Si tu crois que...

- Ok.

Mon bras rachitique s'étire malgré moi, attrape au hasard un paquet rempli de petits fruits ronds et, sans aucune volonté, le lui tend. Il me sourit à nouveau, et je sens comme un feu s'embraser dans mon âme. Y'a un truc qui cloche, cependant. Ses lèvres, doucement, s'écartent peu à peu en une petite lune, un minuscule croissant de malice illuminant sa figure d'ange.

- Ce n'est pas ça.

- Pardon ?

- Ça, ce sont des tomates. Rouges.

Je retiens un hoquet misérable. Mais quelle andouille. Comment je fais, moi, maintenant ?

- Et alors ? Ca a le même goût. Tout a le même goût.

- Non.

Cette fois, il s'est approché. Si près. Si près que je peux voir le dédain se peindre sur ses traits, si près que je peux sentir même son souffle tiède. Si près qu'il m'arrache le sachet des mains, si près qu'il est à deux doigts de me toucher la peau. Je frissonne, glacé de sa présence.

Kingdom Hearts - Tu Colores mon ÂmeWhere stories live. Discover now