CHAPITRE DIX ET DEMI

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  « Cette première journée ? » demanda Créa à l'autre bout du téléphone.

  Le bruit du moteur et des roues effleurant le béton masquait légèrement sa voix. Judi dut tendre l'oreille pour bien la comprendre.

  « Oh ! s'exclama-t-il. La routine. »

  Le ton ironique qu'il venait d'employer fit pouffer de rire la jeune fille si fort qu'elle déviât de sa trajectoire, avant de se rattraper de justesse.

  « Arrête de raconter des conneries, je suis au volant !

  — Tu viens me voir ? » dit-il d'une voix grave et coquine.

  Créa sourit. L'idée était tentante.

**

  Lorsque la petite décapotable rouge se gara en bas de l'immeuble, le crépuscule s'estompait dans le ciel pour laisser place à la nuit. Le bâtiment vieillot, aux murs vert pâle, surplombait une petite colline, qui n'était désormais qu'une ombre s'abattant sur la façade. Un grésillement étrange retentit dans l'interphone lorsqu'elle appuya sur la sonnette portant le nom de Judi, puis un cliquetis lui indiqua que la porte d'entrée venait de s'ouvrir.

  Rapidement, elle gravit les escaliers jusqu'à atteindre l'étage que le garçon lui avait indiqué. La lumière jaunâtre du couloir et l'écho des télévisions, qu'on percevait à travers les fines portes en bois, rendaient l'atmosphère inquiétante. Des cris retentirent à l'étage inférieur, alors qu'elle attendait que Judi lui ouvre la porte. Elle entendit ses pas sur le carrelage venir vers elle puis, le verrou se défaire. Elle crut d'abord s'être trompée de palier, mais non, la porte s'ouvrit sur une grande dame blonde aux yeux aussi chocolat que ceux de Judi. Elle observait la jeune fille d'un seul œil, tandis que d'une main elle frottait l'autre avec une lingette démaquillante.

  « Bonsoir, je viens voir Judi, bredouilla la petite brune, mal à l'aise.

  — Jordan ! » cria la femme en tournant le dos à Créa pour retourner dans la salle de bain.

  Celui-ci apparut tout sourire, le regard pétillant. Il portait un jogging en guise de pyjama, qui tombait sur ses hanches et dessinait son torse maigrichon. Sa peau nue frissonna au contact de la fraîcheur de celle de Créa.

  « Je suis content que tu sois venue, commença-t-il en lui effleurant délicatement la main.

  — Soit vous vous taisez, soit vous sortez, cria une voix masculine qui provenait d'une pièce voisine à l'entrée. Je regarde mon émission ! »

  D'un signe entendu de la tête, Judi enfila rapidement un t-shirt et la porte claqua derrière eux. Ils dévalèrent les marches quatre par quatre dans des éclats de rire cristallins, s'accrochèrent l'un à l'autre pour ne pas tomber, épaule contre épaule, hanches contre cuisses, et le boucan qu'ils faisaient masquait toute la misère qui les entourait.

  Ils arrivèrent en bas, le souffle court, Créa toujours sur le dos de Judi. Les mains du garçon tenaient fermement ses jambes, tandis qu'elle entourait des siennes son cou. Leur peaux s'embrasaient dangereusement alors que l'air se rafraîchissait dans cette nuit de septembre. 

  La brunette coupa court à ce moment, se projetant en arrière pour atterrir brutalement sur le sol, les deux pieds joints. Le silence recouvrait désormais l'atmosphère et ils se dirigèrent vers la petite décapotable rouge qui trônait sous un lampadaire. Judi fut surpris d'y voir un tas de cartons empilés sur la banquette arrière. Il s'assit sur le siège en cuir, tout en gardant les yeux tournés vers ce débarras étrange. Il distingua diverses couleurs à l'intérieur des petites boîtes, avant de se rendre compte que c'était des livres négligemment jetés dans tous les sens. Leurs couvertures étaient chiffonnées et leurs pages cornées. Certaines semblaient déchirées et d'autres illisibles.

  « Il faut que je les jette, se justifia Créa. Il n'y a pas assez de place pour eux là-bas. »

  Le garçon les regarda encore un moment avant de reporter son attention sur la jeune fille qui scrutait chacune des mimiques de son visage.

  « Là-bas », répéta-t-il alors que la voiture démarra.

**

  La route que prenait la décapotable était familière à Judi. Lorsqu'elle s'arrêta aux abords d'un bosquet, il prit plaisir à sentir les brins d'herbe chatouiller ses chevilles en descendant. Une odeur de vase régnait tout autour du lac. La lune se reflétait sur l'étendue calme et silencieuse et donnait un air mystique au lieu.

  « On dirait une planète suspendue », murmura Judi en la contemplant, fasciné par sa majestuosité.

  Un rictus se dessina sur le visage de Créa. Elle défit lentement ses lacets, puis envoya balader ses petites baskets dans la rosée. Le sol humide s'enfonçait sous ses pas et la terre recouvrit bientôt ses orteils. Judi l'imita en s'approchant du bord. Le clapotis de l'eau provoqué par les poissons, gros comme des saumons, semblait être le seul bruit pouvant parvenir à ses oreilles, jusqu'à ce qu'une bande de grillons en décide du contraire.

  La silhouette de la jeune fille le dépassa et s'enfonça dans l'eau noire. Même si leurs yeux s'étaient accommodés de l'obscurité, les jambes de Créa semblaient avoir disparu dans une marée sombre. Judi se surprit à observer les remous du lac tacher sa culotte jaune et grappiller le peu de peau qui restait encore à la lumière. Il aimait la voir se mouvoir dans cet immensément petit endroit de paradis.

  « Viens ! » cria-t-elle en s'enfonçant de plus en plus loin.

  Soudain, elle disparut sous l'eau et apparut l'immensément grand. Trop grand.

  Lorsqu'elle réémergea dans une bruyante aspiration, jouissant de l'air qui remplissait ses poumons endoloris, Judi était là. Proche d'elle, le souffle court, une main brutalement enfoncée dans sa longue chevelure, il la tenait fermement collée à lui, l'enlaçant. Elle appuya son visage dégoulinant sur le torse encore tout habillé du garçon et écouta le frénétique balancement des battements de son cœur.

  « Est-ce un au revoir ? » demanda-t-elle tout bas.

  Il se recula, la regarda et s'écria en la traînant hors de l'eau :

  « Il faut immortaliser ça ! »

  L'appareil photo se déclencha et tous deux sourirent à l'écran.

  Leurs vêtements étaient encore trempés de leur baignade dans le lac. Les cheveux de Créa gouttaient sur ses épaules. Son maquillage débordait sous ses yeux. Mais ce souvenir restait magnifique.

**

  Ils s'étaient allongés dans l'herbe pour sécher, avant de remonter dans la voiture de la jeune fille. Assis côte à côte sur les sièges du cabriolet, ils demeurèrent dans un silence limpide. Créa ne demarra pas. Elle déclara, soudain :

« Je vais bientôt repartir. »

Judi recracha la fumée qui envahissait ses poumons et se redressa pour faire face à Créa. Elle ne le regardait pas, elle observait les reflets du lac, crées par les phares de la voiture.

« Je sais. Moi aussi, je vais m'en aller », souffla-il. Ce qu'on a eu, risque de se terminer.

Son regard croisa le sien, vide et tempétueux. Elle le détaillait de toute part, comme si elle cherchait à se souvenir.

« Qu'est-ce qu'on a eu, Judi ?

— J'avais besoin de toi pour passer à l'étape supérieur de ma vie, expliqua-t-il. Maintenant que c'est fait, je ne peux pas continuer à t'accaparer. »

Les yeux baignés de larmes, elle tripotait le volant nerveusement.

«  Tu as grandi, toi aussi, continua-t-il. Tu n'as plus peur.

— Je n'ai plus peur de quoi ? cracha-t-elle, vexée et en colère.

— De faire ça », dit-il en écrasant ses lèvres fumantes sur les siennes craquelées et trempées.

Peut-être se parlait-il à lui-même, à ce moment là ? Mais ce qui était certain, c'était que si Jordan n'avait plus peur, Créa n'avait plus peur. Si Crépuscule l'avait fait, Judi pouvait le faire. Tel était le lien qui les fit grandir et rêver pendant un été.


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Crépuscule sous les étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant