CHAPITRE VINGT SIX ET DEMI

403 64 33
                                    

Une explosion de couleurs criardes et de sons de cartoons animait l'appartement, en ce vendredi soir. Sur l'écran de la télévision, la tête jaune de Bart se faisait greffer aux corps de sa sœur, pas vraiment consentante. Une odeur de brûlé s'élevait de la cuisine où une bonne femme blonde, en pantalon fluide aux motifs japonais, faisait cuire trois steaks à la texture caoutchouteuse. Un homme barbu se tenait non loin, un journal à la main et une cigarette fumante dans l'autre.

  Une certaine routine s'était installée dans ce logis un peu trop petit et, elle persistait chaque année, ne laissant pas place à la moindre nouveauté. Comme chaque soir, le repas était servi à la fin de l'épisode. Judi engloutissait la nourriture, plus ou moins bonne, qu'on lui préparait, puis s'attardait encore une demi-heure devant les dessins animés, avant d'aller se coucher.

  Il était dur d'imaginer que le garçon puisse faire le mur. Pourtant, chaque matin, alors qu'elle réchauffait son café, sa mère l'entendait rentrer et s'affaler dans son lit. À quoi bon lui crier dessus ? Il ne comprendrait jamais ses craintes. S'il les comprenait, il ne ferait que les empirer.

  « Arrête ça », grommela soudainement une voix grave dans le dos de Judi.

  Le corps du jeune homme tanguait d'avant en arrière et donnait presque le tournis à son père. Ses poings s'enfonçaient dans le cuir du canapé. Ses yeux étaient rivés sur l'écran.

  Il cessa brusquement de gigoter, avant de souffler avec exagération.

  Il agrippa alors la télécommande à ses côtés et augmenta le son d'une dizaine de crans plus fort. Les Simpsons hurlaient dans l'appartement, on devait les entendre des étages inférieurs.

  Il reprit ses mouvements incessants qui le détendaient, ignorant totalement son père qui venait de se lever et dont les jambes poilues gâchaient la vue à Judi. Un soupir bruyant s'échappa de ses lèvres, et encore un autre, puis un autre plus long cette fois-ci, jusqu'à qu'il en vienne à postillonner sur le sol.

  Un duel de regard s'était installé entre les deux hommes, mais il fut interrompu par la lourde résonance du verre de la table contre le plat que venait de poser sa mère. Les Simpsons devinrent muets et chacun prit place devant son assiette.

*

  Judi se souvenait de sa première cigarette, celle qu'il avait piquée dans une poche de jean de son père. Des camels, exactement comme celle qu'il tenait à présent entre ses doigts. Ni l'odeur, ni le goût n'étaient agréables. Mais sentir la fumée chatouillait sa gorge, s'immisçait dans ses poumons, puis s'échappait dans une brume fine, lui procurait une sensation de bien-être. Il se sentait fort, il se sentait normal, il se sentait classe, lorsqu'il fumait des camels. Il avait l'impression d'être un adulte, intouchable mais fondu dans la masse.

  Il attendait, depuis quelque temps, maintenant. La nuit était tombée, le ciel s'était noirci, les lucioles avaient fait leur entrée. Une odeur de saucisson s'élevait depuis le fond de son sac à dos. Elle parfumait l'atmosphère et masquait la puanteur de la vase stagnante sous la glace du lac. Judi avait amené de quoi se restaurer durant leur nouvelle leçon sur Kant. Un couteau avait même été enroulé dans un torchon.

  Il avait encore des notes froissées dans les paumes de ses mains, crispées par le froid et le stress. Le papier menaçait à tout moment de prendre feu au contacte de la cigarette, mais Judi n'y prêtait pas garde. Il attendait, il surveillait, le moindre bruit lui faisait lever la tête, il la cherchait.

*

  Créa rentra bien plus tard de la grande ville que ce qu'elle avait prévu. Les rayons du soleil s'effaçaient déjà derrière l'horizon, alors qu'elle arrivait devant son immeuble. La voiture s'immobilisa sur une des places de parking, mais Créa n'en sortit pas. Elle hésita, les mains encore accrochées au volant. Son cœur battait rapidement dans sa poitrine, l'assourdissant de son tambourinement trop fort. Elle avait l'impression de bouillir, assise sur ce siège en cuir, assise sous le pare-brise. Sa tête lui tournait. Combien de verres avait-elle bu déjà ?

  D'un geste rapide, presque imperceptible, elle sortit un paquet de cigarette de la poche de sa parka. Six cylindres, aussi petits que des bâtons de bois, s'entrechoquaient dans le carton. Elle le tenait de sa poigne ferme, tandis que son regard était toujours tourné vers la végétation qui bordait le trottoir.

  Un sourire se dessina sur son visage et fendit la peau rougie sous ses yeux. Une idée venait de jaillir dans son esprit. Une idée folle qui lui avait pourtant maintes et maintes fois traverser l'esprit. Si elle arrêtait ? Tout. Complètement.

  Un petit rire s'échappa dans l'habitacle. C'était absurde.

  Elle se pencha maladroitement en avant, retenue par sa ceinture, et ouvrit la boîte à gants. Un exemplaire de Le goût amer de l'abîme s'en échappa et tomba sur la moquette. Le livre était neuf, aucune page n'avait été froissée, pourtant elle ne se souvenait pas l'avoir acheté. Elle le laissa au sol et fourra le paquet dans le réceptacle, avant de le refermer, puis de l'ouvrir à nouveau. Elle en sortit une cigarette, l'amena à ses lèvres, la reposa, le reprit et l'alluma.

  Rapidement, elle se sentit étrange. Une boule opaque et lourde se formait dans son estomac, appuyant sur sa poitrine, l'empêchant de respirer. Elle détestait cette sensation. Un hoquet ébranla tout son corps. Dans un réflexe, elle eut le temps d'ouvrir sa portière avant de vomir sur l'asphalte.

  Elle releva la tête douloureusement en essuyant les coins de sa bouche. La cigarette à peine entamée trônait au milieu de cette bouillie jaunâtre. Le dégoût que provoqua cette vision à la jeune fille acheva de la décider. Elle ne toucherait plus à rien, plus à ça. Ni ce qui se fume, ni ce qui se boit. Elle ne pouvait plus se retrouver dans de tels états. Elle devait grandir.

  Lentement, elle tourna la clé et éteignit le contact. La portière claqua dans son dos et elle marcha d'un pas rapide vers la porte d'entrée. Sa mère l'accueillit avec de gros yeux, de grands gestes, et surement quelques paroles démesurées qui firent rire la jeune fille. Créa s'écroula dans son lit. La boule de stress avait disparu, tout avait disparu, Judi avait disparu.

  Une touffe de poils noirs vint balayer son visage encore souriant. Étendue sur le dos, elle vit la petite bête tournait autour d'elle, avant de se rouler en boule à ses côtés. C'était comme si sous ses yeux, cette créature noire étalée de tout son long, le corps ballant, la fourrure en pétard, le regard fixant un point invisible, était la plus belle chose au monde. Sa queue s'agitait, tandis que Milly fermait ses délicates paupières, faisant disparaître ses pupilles vert d'eau. Dans un geste léger, vaillant à ne pas l'écraser, elle posa sa tête sur son ventre chaud. Son long pelage lui effleurait le nez. Elle sentait sa respiration ralentir, alors que la chatte semblait somnoler. Ses ronronnements masquaient presque les battements réguliers de son cœur. Elle huma son odeur rassurante et resta ainsi, le temps qu'elle continue d'accepter sa présence.


All rights reserved to amelie_mr on Wattpad

Crépuscule sous les étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant