Chapitre 6

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Allongé dans l'herbe du parc, Éridan se dit que sa vie lycéenne se résume à passer d'arbre en arbre. De l'érable de la cour de l'établissement scolaire et son carré de gazon sorti de nulle part au vieux saule du parc où personne ne s'arrête vraiment. Avec son pied à deux pas du bassin qui occupe le parc, l'arbre est le point d'attaque favori des moustiques en été et le sol y est toujours humide le reste de l'année. Pourtant, c'est la quiétude qui accompagne la solitude de ce petit coin de nature qui l'attire, lui et ses amis. L'été dernier, le tronc a accueilli leurs cinq prénoms. « Tellement cliché !» s'était exclamé Charlie en riant, mais depuis, Éridan ne peut s'empêcher de sourire en regardant les lettres maladroites gravées dans le bois.

Encore une fois, il se rend compte qu'il n'écoute ses amis qu'à moitié. Les mauvaises habitudes ne disparaissent jamais. Il se redresse comme pour se reconnecter au monde. Et actuellement, son monde se résume à Charlie qui gratte sa guitare des mèches claires dans les yeux, Loïs qui s'esclaffe à s'en étouffer, Ana, la tête posée sur les genoux de ce dernier et son sourire fier d'avoir réussi à l'avoir fait rire. Et Romane qui étouffe un gloussement, Romane qui vient de tourner son regard vers lui pour lui sourire chaleureusement.

Luxe, calme et volupté, aurait dit Baudelaire.

Mais soudain, comme frappée par la foudre, la brune s'exclame précipitamment, presque paniquée, cherchant dans son sac on ne sait quoi :

« Attendez ! On est quel jour aujourd'hui ?

— Hum... Le 15, je crois, avance Ana. Mais pourquoi tu t'affoles comme ça ?

— On est cinq et y'en a pas un qui est foutu de se rappeler que Parcoursup nous donne les premières réponses aujourd'hui ! »

Les adolescents se regardent incrédules un temps avant de sortir leurs téléphones aussi vite que leurs mains leur permettent. Une vague d'adrénaline parcourt les veines d'Éridan alors qu'il entre ses identifiants. Le rond de chargement tourne et tourne, mais rien ne se passe. La lenteur de la connexion va finir par le tuer. Il se mordille la lèvre, encore une manie qui ne le quitte pas.

Un cri de joie retentit dans le parc. Romane, des étoiles dans les yeux, se laisse tomber dans l'herbe en même temps que son stress disparaît :

« Mes livres d'anatomie et moi serons à Lyon l'année prochaine », annonce-t-elle entre soulagement et excitation.

Charlie lui donne un coup amical à l'épaule. Les autres la félicitent. Puis ils la laissent à ses rêves d'avenir et retournent à leurs écrans avec appréhension en espérant également obtenir une réponse positive. Éridan ne tient plus en place, le rond tourne encore indéfiniment. Il voit Ana lever son téléphone en l'air pour avoir du réseau, le distrayant un temps. Mais soudainement, la page charge. Son cœur s'arrête un instant, ses yeux parcourent les informations.

Puis il respire à nouveau.

Un soulagement profond s'installe en lui.

« Je suis ton futur voisin, Ro', déclare-t-il.

— C'est vrai ! Trop génial ! s'exclame-t-elle en se redressant vivement.

— Bon, les deux intellos, c'était plutôt prévisible... grogne Charlie en tentant à nouveau de charger la page.

— Sois pas mauvais, Monsieur Moi-j'ai-une-voiture-et-pas-vous. Plus tard, tu seras bien content d'avoir un avocat et un médecin sous la main, se moque Ana.

— C'est sûr que la journaliste, tu ne vas pas me servir à grand-chose !

— Au lieu de raconter n'importe quoi, qu'est-ce que t'a répondu la Sorbonne ?

— J'aimerais bien le savoir, s'impatiente-t-il. Ah ! Enfin ! il s'arrête un instant. Beh... J'ai pas de réponse et toi ?

— Moi non plus...

— C'est que le premier jour, ne vous inquiétez pas », les rassure Romane.

D'après leurs visages fermés et leurs sourcils froncés, Éridan se doute qu'ils ne peuvent s'empêcher d'angoisser. Puis en se tournant vers Loïs, il se rend compte qu'il n'a pas dit un mot. La tête posée contre le tronc de l'arbre, il regarde le ciel, pensif. Alors qu'il s'apprête à lui demander les réponses de ses admissions, Romane le devance :

« Alors, Loïs, c'est quoi les nouvelles ? »

Un peu étourdi, il lui faut une demi-seconde pour reprendre ses esprits. Il se tourne vers elle et se pare de son meilleur sourire.

« J'ai été accepté partout !

— Alors pourquoi tu fais cette tête d'enterrement ! s'exclame Ana.

— Je sais pas trop... C'est étrange de se dire que c'est notre dernière année de lycée, notre dernière année tous ensemble. Je me demande juste si on continuera à se voir et raconter des conneries devant le dernier Marvel, si c'est des années qu'on va regretter, tout ça quoi... », énonce-t-il en souriant.

Le silence lui répond.

Le saule observe ces cinq adolescents qui n'ont même pas la moitié de son âge. S'il pouvait leur parler, lui aussi choisirait le mutisme. Il n'y a pas de réponse quand on parle d'avenir. Le temps les rattrape tous, même lui du haut de ses nombreuses années à contempler la vie aller et venir autour de lui. Vient toujours le moment où l'on est confronté à son existence aussi longue soit-elle. Cependant, tant que cet instant n'est pas arrivé, il faut avancer, vivre le présent et laisser le passé au futur.

Le vent agite les branches du saule, signe que le monde ne s'est pas figé. En réalité, tout comme le temps, la terre continue de tourner inlassablement, indéfiniment.

« Je veux profiter de vous pendant les vacances d'été... Promettez qu'on va se voir, souffle Romane d'une voix frémissante.

— C'est promis, déclare solennellement Ana.

— Juré craché ! s'exclame Charlie.

— Promis », lui sourit Loïs.

Éridan regarde ses amis. La nostalgie l'étreint, sa vie ne fait que commencer mais il se sent déjà las. Rien ne tourne rond sur cette Terre. Il a l'impression que ses jours sont comptés alors que son meilleur ami en face de lui ne semble vivre que le présent malgré l'épée de Damoclès qui plane au-dessus de lui.

« Promis », lâche-t-il finalement.

Romane leur sourit. Ils se sourient.

Comme leurs noms sont gravés dans l'écorce, leur promesse demeure inscrite dans leurs cœurs.

Parce qu'on ne sait jamais ce qui va se passer, ils l'ont décidé ainsi, cet été sera la fin d'un long chapitre. Un chapitre qu'ils ont écrit ensemble mais qui ne garantit rien pour la suite. Il pourrait bien être le premier d'une longue histoire ou au contraire un épilogue insoupçonné.

Mais tant que le point final n'est pas posé, on ne peut savoir quand viendra la fin.

Jusqu'à s'envolerWhere stories live. Discover now