Chapitre 21

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La dureté du trottoir sous lui. C'est la première chose qu'il identifie quand sa respiration et son rythme cardiaque se calment enfin. Éridan est assis à même le sol, il ne sait pas vraiment où il est, seulement que le bitume chauffé par le soleil s'étend devant lui. Il sent les aspérités du goudron sous ses doigts.

Les yeux, qu'il tenait alors fermés, papillonnent sous l'effet de la lumière du soleil. Un visage soucieux lui apparaît.

Philippine.

Derrière elle, de grands murs gris de pierre. Du lierre.

Il se souvient. Le cimetière, les fleurs, la tombe, Elliott.

Que fait-il ici ? Il enfouit son visage au creux de ses mains. Il se sent vide et pourtant dépassé par tout ce qu'il retient.

Qu'espérait-il en se présentant devant son frère ? Qu'il pourrait effacer tous ses regrets comme on nettoie un tableau noir ? Ses illusions lui brûlent le cœur. Il se sent bête et dévasté.

« Pourquoi tu te punis comme ça ? »

Il ne relève pas la tête, et retient sa respiration. Comme si rester immobile et silencieux pouvait le faire disparaître.

Philippine ne réitère pas sa question. Elle reste silencieuse. Éridan ne sait pas si elle attend ou si elle a simplement abandonné. Il se demande même si elle est encore là.

Le manque d'air commence à lui faire tourner la tête, alors, il laisse l'oxygène reprendre possession de ses poumons. Le monde flouté par l'apnée devient subitement d'une clarté imparable. Il a soudain envie de parler, pas forcément à quelqu'un, juste mettre des mots sur le désordre qui fait contraste en lui.

« Je crois qu'on finit tous par être coincé quelque part. À la maison, l'horloge s'est arrêtée le 16 décembre. 2011. Depuis, ce jour nous revient en boucle. Je ne peux compter le nombre de fois où mon père, sous l'emprise de l'alcool, m'a attrapé le bras, groggy, les yeux vides. Le nombre de fois où il m'a fait asseoir à côté de lui. Le nombre de fois où il m'a raconté cette même histoire, cette même scène qui me hante comme si je l'avais vécue alors que je n'étais même pas là. Il me répète les derniers mots de mon frère, d'abord morceau de son récit puis, quand plus aucune idée lucide ne lui parvient, comme un mantra. « Papa ? Maman ? Vous êtes là, ou je rêve déjà ? La lumière est si belle, Éridan l'adorerait ». Je ne les ai jamais entendus réellement et pourtant, ils résonnent en moi comme s'ils étaient encrés dans ma mémoire. Des mots fragiles, faibles, s'échappant comme un souffle. Je le vois aussi, le sourire angélique et presque invisible d'apaisement qui ornait son visage dans mon souvenir d'enfant. Je ne sais pas vraiment quand, mais ce souvenir, cette scène tronquée est venue me visiter tous les soirs. Peut-être pour me punir. »

Il relève les yeux vers Philippine. Elle semble vouloir dire quelque chose mais se ravise. Sa bouche à lui commence à devenir sèche, la partie du récit qu'il s'apprête à dévoiler, elle le ronge. Il ne sait pas s'il en est capable. Il raccroche son regard au trottoir, fuyant les deux billes ébène de sa cousine.

« Tout le monde la connaît cette histoire. Personne n'ose vraiment en reparler. Quelque part, je pense que mes parents m'en veulent, Loulou aussi doit m'en vouloir d'où il est.

– Qu'est-ce que tu racontes ? »

Il plante plus profondément ses yeux dans le bitume, puis reprend son récit un peu tremblotant.

« Ça me revient par bribes, des flashs. C'est flou, peut-être que ces images, je les ai inventées, je ne sais pas. Mais je me vois courir, hors de l'hôpital, traverser des rues inconnues. Deux pièces sont emprisonnées dans ma main moite. Je ne m'arrête pas pour traverser la route comme on me l'a appris, je trace. Je ne sais pas vraiment à quoi je pense vraiment, mais les sentiments restent omniprésents. Je suis impatient, presque heureux de courir à ma perte, excité aussi, tel un aventurier durant une mission. Et je cours, encore, sans faire vraiment attention à ce qui m'entoure. Puis vient une sorte d'inquiétude, les pièces ne sont plus, quelque chose les remplace mais je ne me souviens plus quoi. Je me rappelle seulement de cette panique qui monte, je me suis perdu. Les bâtiments me sont tous inconnus. Je ne reconnais rien. J'essaie de trouver la direction de l'hôpital sur les panneaux, mais ma tentative est vaine. J'avance sans savoir où aller quand j'entends qu'on crie mon nom. Je vois ma mère arriver à toute allure. Elle a l'air aussi fatiguée que malheureuse, mais l'enfant que j'étais devait être habitué car il ne semble pas s'en inquiéter. Je cours à mon tour vers elle et elle m'enlace de toutes ses forces. Encore aujourd'hui, je me demande comment elle m'a retrouvé... Puis, il y a le chemin du retour qu'on a fait en taxi, l'arrivée à l'hôpital, puis la chambre. Je me souviens de mon père qui relève alors la tête vers nous, soulagé. Il dépose calmement la main de mon frère pour venir à notre rencontre. Moi, je me rue au bord du lit comme d'habitude, dans l'attente du réveil d'Elliott. Avoir un petit peu de son attention quand la fatigue lui laisserait un peu de répit. Derrière moi, ma mère et mon père pleurent en silence. À cette époque, je ne l'ai pas tout de suite compris, mais maintenant, j'en suis sûr, quand on est revenu, mon frère était déjà parti, seules les machines faisaient battre son cœur, et pourtant, j'ai continué d'attendre. »

Il marque une légère pause au milieu de sa tirade. Pour reprendre son souffle, pour tenter d'apaiser le pincement de son cœur.

« Est-ce que si je ne m'étais pas enfui comme un idiot pour aller chercher je ne sais quoi, les choses auraient été différentes ? Mon père se répéterait-il inlassablement les derniers mots d'Elliott pour ne pas les oublier, comme le gardien de ce souvenir qu'il ne partage avec personne ? Le deuil aurait été plus facile ? J'ai tout gâché ce jour-là. Je le sais. Personne n'ose en parler, mais ces images sont là, elles me hantent. Et plus le temps passe, plus elles sont nettes comme si mon imagination les avait reconstruites. Pixel par pixel. Je ne sais plus ce qui est vrai, ce qui est faux. Ma mère portait-elle vraiment ce manteau bordeaux quand elle m'a retrouvé ? Les murs de la chambre étaient-ils bleu ciel ? C'est tellement précis et cela peut être tellement loin de la réalité... »

Il se tait et ferme les yeux. Les images défilent devant lui, comme s'il vivait vraiment ces scènes à l'instant. C'est douloureux mais même les yeux ouverts, il voit ce souvenir courir devant lui. Il a fini par s'habituer, ne plus avoir peur de ces images, même les préférer à la sensation comateuse des somnifères. Des fois, il se demande même s'il ne nourrit pas sa mémoire. Il veut comprendre cette fuite. Pourquoi il est parti comme un voleur ce jour fatidique, sans s'occuper de l'inquiétude qu'il aurait pu provoquer. Même s'il n'aimait pas rester en place, enfant, il connaissait les règles, jamais il ne serait parti dans l'inconnu ainsi en temps normal. Pourtant, c'est ce qui était arrivé.

Il regrette amèrement de n'avoir en tête que ces instants incompréhensibles. Pas les derniers moments de son frère ni ceux qu'ils ont partagés toutes ces années avant que le bonheur leur tourne le dos. Non, seulement des rues, et cette silhouette inconsciente dans un lit d'hôpital. Pas d'humain, pas de vie. Ou plutôt, plus d'humain, plus de vie. Même ses parents ne paraissent que de carton sur ces scènes. Si les choses s'étaient déroulées autrement, aurait-il autre chose dans les yeux ? Un visage, un sourire, un souffle. Il se cache derrière un deuil, mais seule la culpabilité l'étreint. Il est du même égoïsme qui le dirigeait ce jour-là. Au fond, il n'a pas changé et savoir quelles furent ses motivations pour avoir manqué les aurevoirs n'y fera rien...

Ses souvenirs sont-ils ses démons ou est-ce lui le monstre ? Après tout, ils sont peut-être seulement là pour lui rappeler ses torts, le punir. Il le mérite, non ?

Pourquoi personne ne répond jamais à ses questions ?

Il est dans cette incertitude depuis une éternité. Que doit-il faire pour étouffer toutes ces voix qui s'interrogent ? Et pourquoi s'accrochent-elles ainsi au passé ?

Mais il n'est pas dupe, toutes ces voix, elles lui appartiennent et ne veulent qu'une chose, se libérer. Pourtant elles n'y parviennent pas, il n'y parvient pas.

Il est faible, il est ignorant et il est perdu dans cette marée de questionnements et de lambeaux de passé. 

Jusqu'à s'envolerWhere stories live. Discover now