Chapitre 14

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Les absences de Loïs doivent-elles lui devenir habituelles ?

Si avant l'excuse bidon de la migraine chronique fonctionnait, dorénavant, Éridan ne peut que s'imaginer le pire en tombant pour la énième fois sur la boîte vocale de son ami.

Le self est bruyant, pourtant, il entend parfaitement les battements de son cœur se calmer après avoir pensé entendre la voix de Loïs. Foutu répondeur !

Il savait que quelque chose ne tournait pas rond quand son ami s'était échappé après le Laser Game. Il savait que ce n'était pas normal pourtant, il n'avait rien fait, il ne l'avait pas rattrapé. Il s'était persuadé que si quelque chose n'allait vraiment pas, il le lui dirait. Cependant, maintenant qu'il nage dans le brouillard de l'ignorance, il maudit sa naïveté. Voilà trois jours que le message moqueur du répondeur le nargue.

« Éridan ! »

La voix énergique d'Ana le sort de ses pensées.

« Tu nous écoutes ou pas ?

— Oui, bien sûr, répond-il instinctivement.

— On parlait de quoi alors ? »

Ses amis le dévisagent tandis qu'il essaie de se remémorer les bribes de conversation qui lui sont parvenues. Puis il soupire, et opte pour la sincérité.

« Désolé, je crois que je n'ai rien suivi...

— Qu'est-ce que t'as ? tu as l'air soucieux depuis ce matin, l'interroge Romane.

— Rien de grave. »

Du moins, rien de confirmé pour l'instant, pense-t-il. Les trois paires de yeux continuent à le sonder, loin d'être convaincus.

« Bon d'accord... Vous avez des nouvelles de Loïs ?

— Non, commence Charlie, mais ça sera pas la première fois qu'il disparaît avant de revenir comme une fleur.

— T'inquiète pas pour lui, c'est un grand garçon », continue Ana avec un clin d'œil.

Éridan leur sourit faiblement pour masquer son inquiétude tout en continuant à remuer son assiette à peine entamée. À côté de lui, la conversation a repris mais toujours sans retenir son attention. Ses yeux se baladent dans le réfectoire sans jamais s'accrocher à rien, déambulant entre les élèves dont il ne connaît même pas les noms, le sol, le plafond, les grandes baies vitrées qui recouvrent les murs, les plats sans saveurs qui occupent les assiettes, le visage fatigué des employés où luit la sueur. Ce monde lui paraît terne malgré les rires qui fusent et les sourires parfois sincères des adolescents. Le voile sombre de l'angoisse filtre les couleurs. Il ne voit que l'absence anormale et dangereuse de Loïs, comme un trou noir qui tente de tout engloutir, à commencer par les sentiments positifs qui l'entourent et qu'on tente de lui envoyer en vain.

Depuis qu'il sait, les souvenirs douloureux se calquent sur la réalité. Parfois, il a l'impression d'être projeté dix ans en arrière. Il connaît trop bien ces séjours à l'hôpital répétés et ces petites absences d'apparence anodine. Un jour par-ci, un week-end par-là, puis des semaines, des mois entiers. Au début, quand il pose des questions, on lui répond avec un sourire et un ébouriffage de cheveux : « Ne t'inquiète pas, ton frère est un guerrier ». Puis au fil du temps, les sourires s'effacent, laissant seulement une caresse presque douloureuse de tendresse, une manière de compenser l'absence des mots réconfortants qui restent coincés dans la gorge car dérisoires.

Comment expliquer à un enfant ce qu'est la mort ? Comment en parler sans voler l'insouciance d'un garçon qui voit son père, sa mère, son frère comme des héros invincibles ?

Il y a bien ces jolies histoires sur les étoiles protectrices, sur le paradis et les enfers. Des croyances qui apaisent le cœur de ceux qui restent, les rassurent, quelque part, mais, souvent, ne suffisent pas. Alors à cet instant, c'est une réalité qui explose aux visages des Hommes : rien n'est éternel, la vie apparaît et disparaît comme un feu d'artifice. Une envolée de couleurs, magnifique et tellement éphémère.

Éridan aimerait pouvoir profiter des éclats de chacun, mais son attention reste portée sur cet écran de fumée qui demeure après l'explosion. Pareil au regret de n'avoir pas pu imprimer ce spectacle car trop occupé à observer la déchéance d'un autre. Puis ça recommence, il regarde en arrière oubliant que l'instant présent se teintera du même regret que le passé qu'il cherche à retrouver. Le temps n'est pas une boucle, l'action humaine si. Mais, inexorablement, chacun continue à reproduire les mêmes erreurs. Tous les anonymes qui l'entourent sont-ils aussi bloqués dans leur propre cycle ou ont-ils réussi à se défaire de ce manège infernal ?

Éridan continue de les observer un à un sans savoir ce qu'il cherche vraiment. Les visages défilent et chaque seconde apporte son lot de nouveaux inconnus. Certains lui semblent familiers, d'autres non. Puis soudain, une chevelure platine se dessine dans son monde monochrome. Une lueur d'espoir ou un pas de plus vers la déchéance. Sans trop y réfléchir, il se lève à vive allure et attrape son plateau avant de quitter la table. Il entend bien Romane qui l'appelle, le raclement de sa chaise lorsqu'elle se lève à son tour. Ana qui lui dit de le laisser partir. Mais il ne se retourne pas. Il voit déjà la tête blonde disparaître derrière les portes du self.

En quelques enjambées, il traverse la cantine. La file pour débarrasser la vaisselle est longue et ceux qui le précèdent semblent se mouvoir avec une lenteur affligeante. Ses ongles tapent nerveusement sur les bords de son plateau. L'adolescent devant lui lance un regard mauvais. Il l'ignore, range précipitamment ses couverts et après une attente bien trop longue à son goût, sort de l'ambiance étouffante de la salle. Il jette des œillades tout autour de lui, mais la blonde n'est déjà plus là. Alors, il continue son chemin vers la cour intérieure du lycée. Sur les bancs éparpillés dans l'espace, de nombreux lycéens attendent la fin de la pause méridienne. Quand il passe devant eux au pas course, ils le gratifient d'une expression étonnée, voire méprisante. Ils se demandent sûrement ce qui peut bien le pousser à traverser l'établissement en courant comme si sa vie en dépendait. Lui-même ne sait pas ce que la jeune fille qu'il poursuit pourrait lui apporter, mais elle reste la seule vers qui il peut se tourner.

Toujours aucun signe d'elle. Éridan traverse le hall d'entrée et se dirige à toute vitesse vers la sortie. Quelqu'un lui crie de ne pas courir dans les couloirs. Il s'arrête, essoufflé, se retourne et s'excuse vivement. Il a à peine le temps d'apercevoir les sourcils froncés de la secrétaire qu'il repart sans crier gare. Finalement, il aperçoit l'adolescente du self entourée d'un groupe de filles. Elles s'apprêtent à sortir de l'enceinte du lycée. À deux pas du portail, elles s'arrêtent pour regarder le téléphone de l'une d'entre elles. Il se dirige alors vers elles avec une sorte de soulagement, comme celle qu'il recherchait aurait pu n'être qu'une vision. Tandis qu'il s'approche, elles finissent par se remettre en mouvement pour rejoindre la sortie. Une par une, elles quittent la cour de l'établissement tandis que dans un élan soudain, il attrape le bras de l'adolescente à la chevelure platine. Il s'y accroche comme on retient un dernier espoir. Et à cet instant, à travers sa vision brouillée par l'anxiété, elle est cette lueur qui brille dans le lointain. 

Jusqu'à s'envolerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant