Chapitre 22

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« Tu sais, moi, je me rappelle de ce jour comme si c'était hier », commence Philippine.

Éridan lève des yeux hagards vers elle. Il l'écoute attentivement.

« On est arrivé dans la soirée avec mes parents. Je me souviens du ciel qui était déjà d'encre mais si dégagé que les étoiles scintillaient froidement. On ne savait pas encore qu'Elliott les avait déjà rejointes. Alors, arrivés à l'hôpital, on s'est rué jusqu'à la chambre. Et, on t'a vu, assoupi au chevet de ton frère, une énorme glace à la fraise dégoulinant sur le drap. C'était un gigantesque cornet que tu es allé chercher ce-jour-là, un cadeau pour ton frère. Moi, je ne me rappelle pas si les murs de la chambre étaient bleus ou blancs, mais ton sourire, l'apaisement de Loulou m'apparaissent encore. C'était un magnifique spectacle. Comme si même la mort ne pouvait vous attrister quand vous étiez ensemble. Ta mère nous a ensuite raconté ton escapade en ville. Elle te caressait la tête alors que tu agrippais la sucrerie de toutes tes forces, bien décidé à la conserver jusqu'à que tu puisses l'offrir à ton frère. Toutefois, cette nuit, aucun de vous ne s'est réveillé. On a veillé longtemps dans la chambre. Il y avait cette odeur intense de fraise qui embaumait la pièce, le goût de nos larmes, et vous, toujours aussi calmes. Puis le moment est venu. Il a fallu mettre fin à toute cette douleur. Quand on a éteint les machines, on était épuisé. C'était fini. Pourtant, la glace continuait de fondre et nos larmes de couler. C'était fini, mais le temps continuait de défiler. On est parti après, tes parents ont préféré rester alors mon père t'a emporté assoupi avec ce cornet que tu ne voulais pas lâcher. On est rentré. »

À mesure que le récit prenait place, Éridan s'est senti s'affaisser. Ses yeux sont retombés sur le sol noir et crevassé. Au cours des mots, il y a vu la pluie tomber et obscurcir parcelle par parcelle le bitume. Puis, il s'est souvenu du ciel azur et du soleil à son zénith. Les gouttes viennent de lui. Pourtant, il est heureux d'entendre cette part de l'histoire qui lui est inconnue, l'eau mouille ses joues contre son gré. Au final, ce sujet restera à jamais sensible pour lui, il n'en guérira pas. Il s'en veut trop pour ça.

« Je pense que ce que tu as fait ce jour-là, soit juste ou non, bon ou mauvais. C'est une preuve d'amour. Ramener cette glace te tenait à cœur au point de ne pas vouloir l'abandonner jusque dans ton sommeil. C'est tout ce que tu pouvais faire à l'époque alors tu l'as fait. Tu ne voulais que lui faire plaisir. Personne ne peut t'en vouloir pour ça. Et lui, avec son dernier sourire, il est certain que ça ne lui a jamais effleuré l'esprit. Il devait être heureux d'avoir un petit frère comme toi... Pour ce cadeau mais aussi tous les moments que vous avez passés ensemble », déclare-t-elle, pensive.

Peut-être. Mais, lui, il ne se souvient de rien. Et c'est sûrement ce qui lui fait le plus mal. Si ce jour continue de tourner dans sa tête comme un disque rayé, les beaux souvenirs qui longtemps lui apportaient le sourire, s'éparpillent comme des pétales de fleurs emportés par le vent. Et ceux qui demeurent, deviennent amers et salés, goût des pleurs. Il a peur d'oublier en réalité, c'est peut-être la raison pour laquelle il ressasse. Mais les pensées sont trop nombreuses, il ne sait plus vraiment quoi penser de tout ça. Toute cette douleur, cette tristesse qui vit en lui. À quoi tout cela mène-t-il ? Pourra-t-il être heureux un jour ? Ou se l'en empêche-t-il comme le prétend Philippine ?

Sur son trottoir, sa cousine qui s'inquiète pour lui, il se sent minable. Il est toujours obligé de tout gâcher. Il est faible, ça l'énerve.

Dans sa poche, son téléphone vibre, en allumant l'engin par automatisme, le nom de Loïs s'y affiche. Il soupire. Ici aussi, il est en train de tout détruire.

Il éteint l'appareil sans ouvrir le message sous le regard interrogateur de la jeune femme.

« Philippine, comment tu fais pour t'en souvenir avec cet éclat ? Quand tu racontes, tes yeux brillent, et les images que tu décris aussi... »

Elle le couve du regard, il a l'impression d'être un enfant.

« Pourquoi ça devrait être un souvenir triste ? Elliott s'est enfin libéré ce jour-là. Il semblait heureux. Et toi aussi. Certes, j'étais malheureuse à cette époque. J'étais malheureuse de perdre, un cousin, un ami, un complice. Longtemps, j'ai trouvé ça injuste. J'ai pleuré à en m'en faire mal aux entrailles, je m'en suis rendue malade. Et puis ça s'est adouci au fil du temps... Au final, la mort fait partie de la vie. C'est dur à accepter, je ne suis pas sûre d'être complètement parvenue à le faire, mais, même où il y a de la tristesse, on retrouve de la beauté. Chercher ce petit éclat dans les larmes c'est douloureux, mais ça fait du bien au final. Je crois que ça aide... Je veux y croire. »

Elle s'arrête de parler. Éridan ne dit rien non plus. Peut-il lui aussi trouver le bonheur dans tout ça ?

Philippine reprend, songeuse, alors qu'il continue de s'interroger.

« Comme toi, je pense qu'on reste bloqué quelque part, mais on peut choisir d'y rester ou d'abandonner une partie de soi comme gage. Avancer à un prix, car on ne guérit pas de ces choses-là, mais on peut essayer.

– Laisser une partie de soi ?

– À toi de trouver. Il n'y a pas de règle. Je fais les choses que j'ai rêvé de faire quand j'étais gosse. C'est cliché mais ça aide. Je referme les portes du passé, une par une. C'est long mais ça soulage étrangement...

– Je ne sais pas...

– Tu trouveras, je le sais. »

Ils se taisent.

Éridan est dubitatif. Peut-on vraiment se défaire de cette douleur ? De celle qui se terre au plus profond de lui et n'hésite pas à sortir dès qu'une brèche s'ouvre.

Puis, il repense à ce message qu'il n'a pas ouvert. À sa vie qui semble s'inscrire dans une boucle depuis peu.

En réalité, il a des choses qu'il peut encore faire.

Il ne rêve plus depuis ses dix ans, aucun désir enfantin à assouvir, mais la vie lui donne une deuxième chance. Un moyen de se rattraper auprès des vivants puisque les morts ne sont plus là. Si les histoires se ressemblent tant, c'est que les hommes n'ont pas été capables d'apprendre de leurs erreurs. S'ils souffrent à répétitions, c'est qu'ils oublient vite.

Éridan, lui, il n'a rien oublié, tout est frais dans son cœur, comme à l'époque. Et cette douleur, il ne veut pas l'endurer plus et plus longtemps. Si la vie lui donne une deuxième chance, c'est pour qu'il la saisisse. Cette fois-ci, il n'y aura pas de regrets. Juste des souvenirs éclatants. Un château de bonheur, une forteresse qui repousse les pleurs.

Fini l'apitoiement. Il va sourire, même quand ça fait mal. Il va se battre, même si l'ennemi est plus fort. Raccrocher les morceaux, reconstruire ce qui est cassé, retrouver ce qui est perdu. S'il fait partie de ceux qui restent, le plus bel hommage qu'il peut faire aux disparus, c'est de vivre. Chérir chaque instant, chercher ce fameux éclat dont lui parle Philippine. C'est la moindre des choses.

Il ne fera sûrement rien de grand, mais il peut essayer d'être heureux.

Est-ce suffisant ? Il se le demande. Là-haut, les nuages le narguent mais toujours pas de réponse. Les choses ne changent pas. Les morts ne reviennent pas. Mais en lui, quelque chose est différent. Le ciel est d'un bleu qu'il n'a pas vu depuis longtemps. Éclatant, magnifique, singulier. Il brille d'espoir et contraste avec le monde terne qu'il embrasse du regard.

Un jour, l'univers qui l'entoure retrouvera sa beauté d'antan. Il se le promet.

Après tout, s'il doit laisser une part de lui-même, toute cette négativité n'est pas de trop.

« Philippine ? Tu l'as fait où ton grand saut ? demande-t-il après un long silence.

– Pourquoi ? Tu veux te lancer, toi aussi ?

– Nan, c'est pas pour moi. »

Elle le regarde suspicieusement tandis qu'il reprend :

« Je crois que je sais comment trouver mon éclat... »

Jusqu'à s'envolerWhere stories live. Discover now