Chapitre 11

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Désormais debout, Yoongi tendit la main à Taehyung qui la regarda durant un court instant. Il paraissait l'admirer, sa main, et à vrai dire elle l'envoûtait. Le jeune compositeur, en effet, possédait de longs doigts fins dignes de ceux d'un pianiste.

Le cadet, finalement, la saisit et se redressa à son tour, quittant à regret la chaleur des draps, mais heureux de découvrir celle de sa poigne amicale. Son corps lui semblait encore engourdi par la fatigue, mais il suivit son aîné à la cuisine sans protester. Il savait ne pas se trouver ici à sa place : il s'était intégré pour une semaine uniquement, il n'était pas chez lui. De fait, il préférait ne pas déranger Yoongi dans son quotidien, raison pour laquelle il comptait bien passer sa journée seul.

Morose à l'idée de n'avoir pas droit à un moment avec lui en ce deuxième jour qu'ils vivaient ensemble, Taehyung laissait son visage exprimer sans qu'il s'en aperçoive la déception qu'il éprouvait et croyait parvenir à dissimuler. Yoongi, perspicace, remarqua rapidement son désarroi. Parce qu'il comprenait de mieux en mieux le jeune garçon – du moins, il lui semblait le comprendre mieux –, il devinait qu'il aurait souhaité profiter d'un instant auprès de lui.

Et visiblement, Yoongi aussi espérait se rapprocher de son nouvel ami.

« Après, songea-t-il tandis qu'il lui apportait un bol de céréales, tu peux toujours rester avec moi quand même : je pense composer, ça pourrait être cool d'avoir un avis extérieur sur ma musique, surtout que t'as l'air franc et que, comme t'aimes bien ce que je fais... voilà, quoi.

- C'est vrai ? T'as pas peur que je dérange ?

- Pas vraiment. »

Sans doute le savait-il tranquille, et probablement avait-il aussi remarqué qu'il s'avérait peu remuant. Taehyung s'était montré calme, et l'écroulement de sa confiance en lui l'avait également rendu particulièrement renfermé.

Un sourire aux lèvres, le garçon acquiesça, ravi que son ami lui propose ça. Une fois le petit déjeuner terminé, il se produisit ce que Taehyung avait espéré : Yoongi et lui allèrent dans la chambre, l'aîné à son ordinateur, l'autre sur le lit. Il s'y installa en tailleur, le regard rivé sur le jeune compositeur de qui il pouvait aisément percevoir la nervosité.

Yoongi était nerveux... ? Pour quelle raison ? Ça ne lui ressemblait pourtant pas. Au contraire, il se montrait habituellement si peu concerné par ce qui l'entourait que Taehyung était surpris à la simple idée qu'il puisse exprimer, même involontairement, la moindre émotion. Comme si le fait que Yoongi se révélait finalement bel et bien humain lui causait un choc indescriptible.

Durant toute la journée, Taehyung l'écouta travailler. Ses oreilles en furent ravies, chaque fois que Yoongi lui demandait s'il appréciait ce qu'il entendait, le jeune homme opinait aussitôt avec enthousiasme. Le musicien, alors, acquiesçait d'un air concentré et poursuivait son ouvrage avec ardeur, même si son cadet se doutait désormais qu'au fond de lui devait probablement avoir germé un large sourire que son visage stoïque ne lui permettait pas de dévoiler.

Comme leur première journée ensemble, les deux garçons passèrent leur soirée autour d'un dîner frugal mais duquel ils se régalèrent. Ils se glissèrent ensuite sous les draps, loin l'un de l'autre, pour regarder un drama devant lequel ils s'endormirent.

Taehyung fut tiré de son sommeil aux alentours d'une heure du matin par le bruit de combats : après l'épisode qu'ils avaient mis, un second s'était lancé automatiquement, plus violent. Il éteignit la télévision d'un geste fatigué avant de se figer : ce qu'il craignait le plus était arrivé, la lampe du bureau avait rendu l'âme. Désormais, la pièce était plongée dans le noir. Or, le noir s'apparentait pour lui à un néant, il était effrayé et se noyait dedans. Les yeux terrorisés, il se pinça les lèvres. Il posa un regard sur le corps de Yoongi dont il ne percevait que le vague profil voilé par les ténèbres.

Pouvait-il se permettre de le réveiller ? Sa peur, après tout, demeurait irrationnelle. Rien ne justifiait de craindre le noir comme il le craignait. Il ne s'agissait que d'une vulgaire pénombre, aucune inquiétude à avoir vis-à-vis de ça. En vérité, Taehyung se trouvait plus angoissé par ce que l'obscurité représentait que par ce qu'elle était réellement. Elle lui évoquait le mal, mais pas le mal au sens manichéen du terme – autrement dit, pas le mal en tant qu'entité opposée au bien. Il y percevait mal qui avait grandi en lui jour après jour, ce mal qui l'avait dévoré pour le réduire à ce qu'il était devenu : un corps qui se sentait dénué d'âme, un corps habité uniquement par les seules émotions négatives. L'obscurité, c'était cette noirceur qui s'était sournoisement emparée de son être et lui avait murmuré les pires idées. L'obscurité, c'était cet ami malveillant qui l'avait encouragé à l'ultime sacrifice plutôt qu'à chercher d'autres solutions. L'obscurité, c'était ce puissant ennemi duquel il n'arrivait toujours pas à se défaire malgré la présence de Yoongi auprès de lui.

Finalement, l'obscurité n'était pas quelque chose : c'était Taehyung qui s'était fondu en elle. Taehyung était l'obscurité. Et c'était ça qui l'effrayait le plus. Il s'était laissé consumé par la douleur, la peine, les remords, la colère, et il avait fini par basculer dans ce qu'il se représentait comme un monde nuancé de noir. Il n'y percevait plus la moindre trace de lumière, plus la moindre trace de couleur. C'était épouvantable, il se sentait terrorisé par lui-même, par la façon dont les autres l'avaient métamorphosé. Ainsi, se trouver seul au milieu de cette horrifiante pénombre constituait sans doute sa pire phobie, car il éprouvait la sensation qu'elle cherchait de nouveau à lui murmurer de tendres mais atroces paroles à l'oreille.

Pourtant, quand les ténèbres parlaient, c'était sa propre voix que Taehyung entendait. Sa propre voix qui lui répétait qu'il n'avait rien à faire ici, qu'il valait mieux qu'il abrège ses chagrins plutôt que de vivre quatre jours de plus dans ce monde sali par la haine. Lui dont le cœur ne désirait que l'amour, il n'appartenait pas à cette réalité. Autant partir avant que tout ça ne le blesse de manière plus violente encore.

Partir, ce serait doux. Il existait plein de moyens pour fermer les yeux sans souffrir, il suffisait de gestes sûrs. Cette fois-ci, il ne devait pas appeler à l'aide, il devait vouloir s'en aller. Au plus profond de lui, il fallait qu'il le veuille, car ainsi il agirait de façon assurée et il pourrait clore enfin ses paupières alourdies par le mépris que le monde lui avait exprimé si longtemps.

Non !

Taehyung se ressaisit en entendant Yoongi soupirer de bien-être auprès de lui, dans son sommeil.

Il habitait chez lui, chez Yoongi, chez son sauveur ! Le monde ne l'avait jamais méprisé, c'était seulement ses proches ! Yoongi, lui, il lui accordait de l'importance, il le consolait, il mettait tout en œuvre pour qu'il se sente bien auprès de lui ! Yoongi était sa lumière, cette flamme qui embrasait l'obscurité, qui la détruisait tout en la remplaçant par une lueur rassurante.

Cette clarté, il s'agissait simplement de l'amour que Taehyung avait cherché. Pas l'amour avec un grand a, celui de deux cœurs qui se trouvaient et se liaient, non. Taehyung, lui, tout ce qu'il désirait, c'était l'affection d'un proche, le soutien d'un ami, le sourire de n'importe qui. Ce qu'il convoitait, ce n'était rien de plus qu'une personne capable de l'écouter, de le comprendre, et de lui dire : « je ne sais peut-être pas ce que tu ressens, mais je t'apprécie et je te souhaite le meilleur ». Rien de plus, il n'espérait rien d'autre qu'une épaule sur laquelle s'appuyer pour remonter la pente, pour sortir la tête des ténèbres et enfin découvrir à quoi le jour ressemblait.

En dépit de la peur qui lui nouait l'estomac, Taehyung s'étendit de nouveau sous le drap qu'il releva jusqu'à ses oreilles, effrayé de se voir plongé dans la pénombre. Heureusement, un seul regard auprès de lui suffisait à apaiser ses angoisses : la silhouette tranquille de Yoongi se trouvait juste là, à ses côtés, et il respirait paisiblement.

Il vivait. Et grâce à lui, Taehyung aussi, il vivait.

C'était tout ce dont il avait besoin pour se sentir rassuré, pour vaincre les ténèbres. Il aurait voulu se blottir contre son aîné – contre sa lumière –, mais il n'en avait pas le courage, il craignait sa réaction. Yoongi considérerait sans doute d'un mauvais œil qu'il se love contre lui de cette manière, en pleine nuit. Il garda donc ses distances malgré son désir brûlant, et malgré la peur qu'il éprouvait toujours, il ferma les paupières.

Le noir continuait de l'effrayer.

À la croisée des suicides [Taegi]Where stories live. Discover now