Chapitre 17 : grain de sable

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Dans le salon des appartements d'Eri, la petite Oni tend une tasse à Tsuyu.

« Tu veux du thé... ? »

« Non, merci... »

La maîtresse des lieux s'assoit donc dans le divan en face de la fille-grenouille, les doigts croisés, en signe de réflexion.

« Voyons, pour où puis-je commencer... ? »

« Le début ? »

« Je suis la fille du shogun de l'époque des Rois. »

Tsuyu hausse les sourcils, ne s'attendant pas à cette entrée en matière !

Dans ses souvenirs, shogun était l'appellation donnée au dirigeant de ce pays, avant l'arrivée des Rois.

« Mon père n'était... pas un homme particulièrement bon, mais pas mauvais pour autant... À vrai dire, je le connaissais mal. Il avait plus important à faire que de côtoyer une gamine, même s'il s'agissait de la sienne. Je lui aurais servi à avoir des petits enfants, le moment venu, et c'est tout... Il a un jour décidé de raser le village dont étaient originaires Eijiro et Denki... »

Elle s'interrompt, juste le temps de préciser :

« Eijiro, c'est le prénom du Roi de la Colère. »

Eri esquisse une grimace pensive, puis reprend son histoire :

« Assurément qu'il pensait ainsi les affaiblir, eux qui peu de temps avant avait... Disons, pour faire court, qu'ils avaient participé à une bataille particulièrement riche en morts, et ce à cause d'eux. En les privant de leur port d'attache, de l'endroit qui les avait vus naître... Mon père croyait effectuer la première étape pour les vaincre. L'idiot. Seulement deux jours plus tard, alors qu'il était en réunion avec les principaux chefs de clan du pays, Eijiro a attaqué, accompagné de sa première armée d'Onis fraîchement créé. Ce fut... un bain de sang. »

Elle s'interrompit une fois encore, pour porter une main tremblante à son unique corne.

« Mon père, les chefs, ainsi que leurs familles... Tous ont été exécutés... Sauf moi. C'est Denki qui m'a caché. Lui, il s'opposait au meurtre des enfants. C'est... c'est lui qui m'a transformé en Oni-supérieur. Il a dit... il a dit qu'il fallait que quelqu'un survive, pour se souvenir de ce massacre. Pour que jamais rien de pareil ne se reproduise. »

Sa main, qui s'était crispée sur la base de sa corne, comme si elle avait voulu l'arracher, se détend soudain doucement, avant de retomber sur la table de verre face à elle.

« Il n'y a que deux Onis-supérieurs. Denki et moi. Nous sommes les piliers qui maintiennent discrètement l'équilibre dans ces montagnes. C'est notre rôle. C'est d'ailleurs comme ça que j'ai rejoint les rebelles, quand ceux-ci ont commencé à réellement s'organiser. En tant qu'Eri et Hannya, j'ai œuvré des deux côtés, afin d'améliorer la vie de tous. Avec le soutien de Denki, j'ai empêché les rebelles de partir en guerre civile et les Onis de devenir trop agressifs envers les humains. Tout est réglé comme une horloge, pour maintenir un statu quo le plus agréable pour tous. Par exemple, regarde le festival du solstice d'été ! Les humains sont heureux de pouvoir faire la fête à la capitale, voir leur dirigeant et être assurés qu'il ne leur arrivera rien cette année encore ! Pendant que de leur côté, les Onis se sentent confortés dans leur image de race supérieure ! Quant aux offrandes... à peine une fraction est consommée par Eijiro, Denki et moi. En réalité, le plus gros est utilisé pour les plus nécessiteux (quelle que soit leur race), et ce qui reste est dérobé par les rebelles, avec mon aide ! Bref : tout est parfaitement réglé et calculé ! »

Si son attitude corporelle avait jusqu'alors traduit une nonchalance et un net plaisir satisfait à expliquer les rouages bien huilés de son système, ses yeux se font brutalement plus durs et sévères, alors qu'elle abat son regard sur Tsuyu, qui ne peut que se tasser dans son siège.

« Mais, bien sûr, il peut arriver qu'un grain de sable vienne perturber cette complexe mécanique... comme, par exemple, deux certaines petites fouineuses inconscientes ! »

« Oui, bon... Vous m'avez déjà fait la morale quand vous portiez le masque D'Hannya ! ...J'avais compris la leçon... »

Eri se radoucit aussitôt, un sourire fleurissant sur ses lèvres.

« Contente de voir que tu as retenu au moins ça. »

Elle dégaine alors une carte qu'elle étale devant elle.

« Bien ! Et maintenant, si nous cherchions où peut être ton amie ? Il n'y a bien qu'une seule personne qui peut l'avoir sorti de sa cellule sans que je ne l'aie appris : Denki ! Son plan est, sans aucun doute, de l'éloigner aussi bien physiquement que mentalement de notre Roi. Donc, il a dû l'entraîner à travers les ruelles les plus discrètes de la ville, avec pour but de l'en faire partir le plus vite possible... Voyons, par où a-t-il pu passer ? »


*

Je n'ai pas cessé une seconde de fusiller du regard l'Oni blond qui me traîne derrière lui à travers les ruelles, une de ses mains verrouillées autour de mon poignet, et ce depuis qu'il m'a sorti des prisons.

Je suis encore bien trop habitée par les échos de la vision que j'ai eus de lui, lorsqu'il m'a saisi.

Je sais désormais pourquoi l'une de ses cornes est plus courte... il en a enfoncé de force un morceau dans le front de cette pauvre Eri !

« Tu ne veux vraiment pas me dire pourquoi tu as fait ça ? »

Cela doit être la dixième fois que je lui pose cette question, mais il continue à m'ignorer ostensiblement.

À l'exception d'un « Tu dois partir d'ici. Maintenant. » quand il m'a extirpé de ma cellule, il n'a pas prononcé un seul mot de tout le trajet.

Denki nous fait tourner à angle droit, nous faisant traverser une allée couverte, puis emprunter un escalier étroit.

Quand nous ressortons, la lumière de l'après-midi me frappe en plein visage, m'éblouissant. Résultat : je percute le large dos de mon "guide", qui s'est brusquement interrompu.

Évidemment, le choc ne l'a même pas ébranlé... En temps normal, jamais je n'aurais eu une pensée aussi mesquine, mais je suis encore trop en colère contre lui.

Mais pourquoi s'est-il arrêté, d'ailleurs ? Je me penche pour regarder par-delà l'épaule de l'Oni.

Une vaste esplanade de terres battues s'offre à moi, avec en son centre le piédestal d'une antique statue détruite.

Et devant elle, un homme.

« Salutations, Denki. Tu promènes votre prisonnière ? Est-ce une coutume locale qui m'est inconnue ? »

Demande l'étranger sous son masque singeant les traits grossiers d'un Oni, tandis que ses immenses ailes écarlates bougent doucement derrière lui.

L'ère des maudits - 2 - le Roi de la colèreWhere stories live. Discover now