Chapitre 1

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Mes pieds martèlent le sol cotonneux. Mes yeux parcourent rapidement les arbres dégarnis qui m'entourent. Je fais attention à l'endroit où je mets les pieds, des racines sortent de terre et des rochers se mettent en travers de mon chemin. J'entends une voix étouffée, je perçois mal les sons, mais c'est le but. Je suis contente que les boules de cire placées dans mes oreilles me protègent des mots formulés dans mon dos. Par contre, je n'arrive pas à déterminer la distance qui me sépare de mon assaillant et c'est un inconvénient. Je tourne à toute vitesse au coin d'un énorme rocher pour qu'il ne me voie plus. J'aperçois une branche basse, mais assez épaisse pour porter mon poids. Je ne réfléchis pas, je saute et me porte à la force de mes bras. Je grimpe encore et encore, jusqu'à ce que je trouve la branche parfaite sur laquelle je m'accroupis doucement pour ne pas tomber. Elle est assez haute pour qu'il ne voie pas immédiatement malgré l'absence de feuillage. Je déglutis péniblement. À cause des boules de cire, j'ai l'impression d'entendre mon cœur battre affreusement fort. Mes poumons me brûlent et le froid ne m'aide en rien. Je sors mon arc et encoche une flèche rapidement le tout en silence. Maintenant, j'attends qu'il prenne le même chemin que moi.

Le voilà.

Il ralentit. Il s'approche de l'arbre sur lequel je suis perchée.

Je tire.

La flèche atteint sa cible. Je range mon arc et retire les boules de cire de mes conduits auditifs. Je saute de mon perchoir et atterris gracieusement. Eryk me regarde avec des yeux éberlués avant de se baisser vers la flèche plantée juste devant ses pieds.

— J'ai gagné... Encore. Je lui lance joyeusement.

— Tu aurais pu me trouer le pied.

— Je ne l'ai pas fait. Je lui offre un magnifique sourire.

Il se retient de rire en plissant les lèvres, mais ses yeux le trahissent. Je profite de ces quelques secondes de bonheur, mais Ayden vient tout gâcher. Je sens ma rune de communication picoter et la voix du second d'Ignace se fait entendre.

Hestia ? Tu dois rentrer, maintenant.

— Étonnant... Je lui envoie.

Juste après ce mot lancé à la va-vite, je coupe notre canal de communication. Il aura affaire à un mur et ça me va très bien. Pour une fois que je peux partir en forêt... ça fait à peine une heure que nous sommes partis avec Eryk. Il m'avait promis de me laisser tranquille cet après-midi, mais il faut croire qu'une future reine n'a pas le droit de profiter de l'hiver.

— On continue ? Je demande à Eryk.

Il a perdu son air jovial et pince ses lèvres. Ayden l'a contacté aussi, j'en mettrais ma main à couper. Il triture ses doigts comme embarrassé et il a de quoi l'être.

— On doit retourner au château.

Je le dévisage ouvertement sans répondre. Je sais que ça ne sert à rien de polémiquer les ordres d'Ayden. Il prend à cœur son rôle ainsi que le mien et je lui en suis reconnaissante... la plupart du temps, mais pas aujourd'hui, pas le seul jour que je m'octroie depuis... Pas le seul jour de répit que je m'offre depuis des mois. Donc, je dévisage Eryk et lui offre un air de chien battu. Une moue se dessine sur mon visage pour l'amadouer. Il répond plus facilement à mes caprices comparés aux autres. Il a du mal à me dire non, pourtant je me rends compte qu'aujourd'hui je n'arriverais pas à le faire céder. Je laisse tomber mon visage angélique et arrache la flèche du sol gelé avant de passer devant lui pour rentrer au château. Je l'entends m'emboiter le pas.

Aujourd'hui, c'était une journée de détente ou je pouvais m'entrainer à manier mes armes sans professeur me disant qu'une dauphine ne peut pas faire ceci ou cela. Je devais me retrouver. Je voulais chasser et me rouler dans la neige comme une enfant. Je devais tirer à l'arc et battre Eryk. La journée devait se finir simplement, j'aurais retrouvé Fëanáro qui aurait été aux anges de me voir rentrer et je devais prendre un chocolat chaud au coin du feu en rigolant avec ma nouvelle famille. J'ouvre à nouveau le lien de communication avec Ayden et lui lance :

J'espère que c'est important, sinon tu risques de le regretter.

Je m'attendais à percevoir un léger éclat de rire comme il l'aurait fait à son habitude. À la place, je perçois une pointe d'anxiété peu habituelle pour cet homme. Un message d'alerte apparaît alors dans mon esprit. Je teste chaque connexion avec mes amis, aucune ne me révèle le même sentiment. Je me tourne vers mon compagnon :

— Tu sais ce qui se passe ?

Il hausse les épaules et secoue la tête.

— Pas le moins du monde. Ça doit encore être Ay qui fait un caprice. Te parler de tes devoirs doit lui manquer.

J'acquiesce en espérant qu'il ait raison. Avant de continuer ma route, je regarde le torse d'Eryk comme si je pouvais voir au travers de ces couches de vêtements, comme si je pouvais voir sa rune devenir orange alors qu'il l'utilise. C'est la première fois que je regrette que les tatouages d'Eryk ne soient pas à la vue de tous comme ceux d'Ayden ou d'Alex. J'aimerais savoir s'il parle au reste du groupe sans me prévenir. Je décide de tirer sur le lien qui m'unit à mon frère, il est moins fort que les autres parce qu'il a refusé de faire appel à la magie ancienne des runes. Ses aptitudes lui conviennent parfaitement telles qu'elles sont. J'ai quand même réussi à créer un lien avec le seul tatouage qu'il a dû faire à la garde de Nostraria. Le souci étant que cette magie est rudimentaire par rapport à celle utilisée en Edryae. J'ai compris instantanément pourquoi les Nostrariens prennent peur en utilisant les runes, ils le font mal, c'est tout.

En tirant sur le lien précaire entre Léandre et moi, je comprends qu'il y a un gros souci. Malgré la faiblesse du lien, je ressens l'angoisse pure de mon frère. Une angoisse tellement intense qu'elle me replonge six mois en arrière. Ma respiration se bloque, mes yeux s'embuent. Je bloque le lien pour ne pas me faire ensevelir sous les émotions. J'inspire une bouffée d'oxygène gelée avant d'attraper Eryk par la main et courir en direction du château. Avant qu'il ne me pose une question, je lui dis :

— Il s'est passé quelque chose... De grave.



Nous arrivons enfin aux abords du château. La course effrénée que nous venons de subir m'a paru durer une éternité alors qu'elle n'a pas dépassé les dix minutes. Devant la porte, mon dragon tourne en rond, clairement mal à l'aise. En me voyant, il se jette sur moi et cache sa tête dans mon cou. Il est devenu énorme en si peu de temps. Sa tête arrive à hauteur de la mienne quand il est assis. Il lui est impossible de se poser sur mon épaule comme il le faisait petit et il n'a plus le droit de rentrer dans le château. Je le caresse doucement pour qu'il se calme, son comportement m'inquiète d'autant plus. Je lui souffle à l'oreille :

— Tu restes ici. Je reviens vite.

Je le laisse et rejoins Eryk qui a déjà grimpé les marches face à la porte d'entrée. Il m'ouvre la porte et je pénètre dans le hall. Je suis sur le point de demander à Ayden où il se trouve pour le rejoindre, mais Eryk a pris les devants. Il m'attrape par la main.

— Par ici. Ils sont dans le salon.

Je secoue négativement la tête. Je ne veux pas saccager ce havre de paix, je ne veux pas que le seul endroit qui n'a pas subi ma négativité lorsque j'étais au plus bas se retrouve en proie à un drame. Je l'ai épargné, je me suis interdit d'y aller alors que je m'effondrais toujours plus. Aujourd'hui, je sors enfin la tête de l'eau. La douleur s'est atténuée même si elle reste constamment en sourdine.

Au point où nous en sommes, je m'attends au pire. Je m'attends à un accident ou même un mort. Est-ce que je pourrais le supporter ? Je n'en ai aucune idée.

— Pourquoi là-bas ? C'est plus un couinement qu'autre chose.

— Ce n'est peut-être rien de grave.

J'essaie de le croire et je le laisse me conduire dans le seul endroit du château où je n'ai que des souvenirs positifs. Je ne peux m'empêcher de faire des dizaines de scénarios plus horribles les uns que les autres. Le plus douloureux étant celui où j'imagine qu'IL n'est pas mort parce que la réalité me rattrape chaque à fois. Je ravale la boule qui se forme dans ma gorge et nous entrons dans le salon.


Le Joyau de Nostraria, tome 3 : la naissance d'une légendeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant