Chapitre 17 - Léandre

472 36 1
                                    

— Tu n'es pas censé être capable de faire ça !

— J'en ai bien conscience.

Nous sommes tous deux tournés vers le vieil homme en pleurs accroupi dans un coin de sa cellule. Il n'ose pas toucher son bras qu'il garde loin devant le reste de son corps en le regardant.

— Es-tu capable de les utiliser si je te le demande maintenant ?

Éros lève une main et l'observe sans que rien ne se passe. Il se tourne enfin vers moi et secoue la tête de gauche à droite.

— Ce n'est pas normal. Comment as-tu pu le mettre dans cet état ?

Les pleurs du vieil homme en fond sonore commencent déjà à m'agacer. La question que je n'ose pas formuler reste bloquée dans ma gorge. Pourquoi l'a-t-il empêché de toucher Hestia ? Je suis soulagé que le prisonnier n'ait pas touché ma sœur, mais je n'arrive pas à comprendre pourquoi Éros l'en a empêché. Et il n'a pas l'air plus éclairé que moi sur le sujet.

— Dès qu'elle vient, elle me laisse avec plus d'incertitudes et de questionnements qu'avant sa venue...

Je regarde mon meilleur ami qui ne se souvient même plus de la moitié de ce que nous avons vécu. Il a l'air perdu. Il n'a même pas pris le temps de répondre à la question que je viens de lui poser. Je crains que toutes ces révélations qui s'enchaînent les unes après les autres ne le perturbent un peu trop. Je lui ai déjà appris que je l'avais vu mourir et qu'il avait oublié un an de sa vie. Je ne lui ai pas dit qu'il avait découvert son âme sœur, qu'elle était ma sœur et qu'il n'en avait aucun souvenir, même si j'en meurs d'envie. Hélas, mon devoir envers ma famille m'empêche d'accomplir celui que j'ai envers mon ami...

— Tu as vu quelque chose en la regardant ?

— Je ne sais pas comment elle le fait, mais elle arrive à entrer dans ma tête. Je l'ai vu me tirer dessus avec une flèche... mais au lieu de m'énerver, ça m'a intrigué. Après ça quand je suis revenu au moment présent je me suis senti obligé de la protéger ...

J'ai entendu parler de cet événement. Tout garde un tant soit peu impliqué dans la vie du camp en a entendu parler. C'est la première chose qu'on m'a appris quand je suis rentré au camp. Avec la description qu'on m'en avait faite, j'ai compris rapidement que l'on me parlait de ma sœur. Je replonge dans le souvenir de mon retour.

Je me revois embrasser la joue de ma sœur. Elle me sourit tendrement et je me détourne. Éros patiente, je me dirige vers lui. Je pense que mon sourire est sans équivoque, il me paraît crispé, mais quand j'arrive à sa hauteur il me rend enfin mon sourire, puis il m'attrape par l'épaule et me serre contre lui. Nous nous détachons l'un de l'autre et sans se départir de son sourire il me lance :

— Tu as été rapide, je ne t'attendais que dans quelques jours.

J'avais mes raisons et notamment les 20 ans d'Hestia. Je préfère plaisanter en lui lançant :

— Je ne pouvais pas rater le jour où mon meilleur ami se prend une flèche dans l'épaule.

Je pousse son épaule saine de la mienne, mais ça n'a pas l'air de l'amuser autant que moi. Nous pénétrons dans le bâtiment des hauts gradés pour mon compte-rendu.

— Comment es-tu au courant ? C'est arrivé il y a quelques heures.

— Les gardes sont des commères.

— Je vois ça.

— Tu ne comptes pas m'en parler.

— Je n'ai rien à dire.

Ce commentaire m'interpelle. Il n'est pas comme ça habituellement et sûrement pas avec moi. Je plisse les yeux.

— Qu'est-ce que tu me caches ?

J'entends des sanglots et sa réponse se perd dans les limbes de mon esprit. J'essaie de lui poser une nouvelle question, mais tout redevient flou et je suis de retour dans cette sordide cellule. Je comprends que je suis partie bien trop loin dans mes pensées. Ça me paraissait si réel. Les sanglots s'intensifient et je reconnais les couinements du vieil homme. Je relève enfin la tête.

— Tu la connais ! Qu'est-ce qu'elle faisait là ?

Je l'observe avec attention en cherchant à comprendre ces paroles.

— De quoi est-ce que tu parles ?

— Mais de toi. Et d'elle. Pourquoi... Comment tu as fait pour réveiller ce souvenir en moi ? Tu la prenais dans tes bras, tu l'as embrassé sur la joue.

Je cligne des yeux trop rapidement pour que ce soit naturel. Il insiste, clairement énervé par mon manque d'éloquence.

— Elle était dans le camp, tu l'as prise dans tes bras. Elle parlait aux gardes sans que ça n'inquiète personne alors qu'elle va devenir reine d'Edryae. Mais qu'est-ce qu'il a bien pu se passer ?

Je le sens totalement déboussolé, mais je le suis tout autant... Il ne peut pas lire dans les pensées, pas à ma connaissance et encore moins dans cette cellule qui doit bloquer nos aptitudes. Je fronce les sourcils en l'observant avec attention.

— Tu as vu ce que je viens de voir ?

— Je ne sais pas ce que tu as vu, mais il y a un instant, je viens de te voir embrasser sur la joue notre ennemie...

Je déglutis difficilement. Il insiste:

— Pourquoi tu fais ça ? Qu'est-ce qu'elle faisait là ?

C'est sans doute à cause du choc que je me décide à lui révéler une partie de la vérité.

— Parce qu'elle est nostrarienne. Elle a été entraînée pour devenir garde. Tu l'as entraîné à vrai dire.

— J'ai fait ça ? C'était une espionne ?

Je pourrais voir les rouages de son cerveau s'activer. Il réfléchit à toutes les possibilités et je ne peux invalider ses propositions sans paraître plus suspect que je ne le suis déjà. Plus la conversation avance, plus je me sens mal à l'aise. J'aimerais m'échapper de cet endroit. J'aimerais rejoindre Cali et lui compter tout ce que je viens de vivre. J'entends les pas d'Éros frapper le sol de sa cellule inlassablement alors que mon malaise ne fait qu'augmenter. J'entends les pleurs du vieil homme qui ne tarissent jamais. Les minutes s'écoulent et je commence à me sentir oppressé. Je n'aurais pas dû accepter cette mission. J'aurais dû éviter Éros et laisser les frères s'en occuper. Le fait de mentir à mon ami m'est déjà insupportable, j'ai envie de lui hurler tout ce qu'il a oublié. J'aimerais lui parler des mois qu'on a passés à former les nouvelles recrues avant que je ne reparte. Je voudrais lui rappeler la manière dont il m'a annoncé de la pire façon inimaginable qu'Hestia était son âme sœur et qu'il se souvienne des semaines infernales qui ont suivi. J'aimerais lui dire qu'il y a encore quelques mois, il était persuadé qu'elle était son âme sœur et qu'il l'a cherché aux quatre coins du pays sans relâche.

— ÇA SUFFIT !

Le vieil homme stoppe ses sanglots et Éros se tourne vivement vers moi en fronçant les sourcils. Je profite du silence et ferme les yeux quelques secondes. Je poursuis en me tournant vers le prisonnier :

— Geins en silence, je ne veux pas t'entendre toute la nuit ! Elle t'aurait fait bien pire si tu l'avais touché, je me tourne vers Éros. Et je n'ai aucune réponse à te fournir. Adresse-toi à elle si elle revient. À présent, je vais dormir.

Je m'allonge dans mon petit lit inconfortable en ignorant mon ami qui m'appelle. J'essaie d'omettre tous les sons extérieurs en me focalisant sur le lien que j'ai avec Cali, mais que je ne peux pas utiliser.


Le Joyau de Nostraria, tome 3 : la naissance d'une légendeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant