Chapitre 5

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Je crois que l’un des pires sentiments qui existent, c’est cette solitude qui vous envahit quand vous commencez à perdre espoir. C’est ce sentiment qui s’est infiltré en moi alors que j’attendais M. Stevan. « Deux minutes », m’avait-il dit. Au bout de dix, il n’était toujours pas là.

Je soupire, et suppose qu’il a dû m’oublier. L’habitude de prendre sa voiture et de rentrer chez lui directement, peut-être… Moi qui pensais qu’il m’appréciait. Visiblement, il s’en fiche totalement.
Je décide de marcher jusqu’à l’arrêt de bus, et reviens sur mes pas. J’ai une sorte de boule dans l’estomac qui me fait me sentir mal. Je ne sais plus quoi penser. Une fois, ce prof est super sympa et attentif, et la seconde d’après, il me déçoit en me montrant qu’il se fout de moi. Pourquoi lui fais-je autant confiance ? Les larmes me montent aux yeux, et je baisse la tête pour que cela ne se voit pas si je croise quelqu’un.

Au même moment, une voiture passe à côté de moi et s’arrête.

- Joy ?

Je relève brusquement la tête, et vois mon professeur, l’air navré.

- Je suis désolé du retard, me dit-il en secouant la tête. Monte, je t’expliquerai ça en route.

J’hésite. Il le voit, mais je m’en fiche. J’étais inquiète, déçue, et maintenant, je suis perdue.

- Ecoute, je suis vraiment, vraiment désolé. On m’a retenu et je pouvais difficilement expliquer que je devais aller ramener une élève… Tu connais les critiques qui me sont faites.

J’acquiesce et finis par monter sur le siège passager, après avoir jeté un rapide coup d’œil autour de moi. Il n’y a personne. Le prof démarre, et durant plusieurs secondes, il y a un silence. Je finis par prendre la parole :

- Et qu’est-ce qui vous a retenu ?
- Mme Landsmann, la nouvelle prof d’anglais. L’américaine, tu sais ?

Oui, je savais. J’avais entendu plusieurs garçons de ma classe baver sur une nouvelle prof « trop bonne il paraît ! ». Elle était jeune, belle, et avait un sourire renversant.

- Ah… ne parviens-je qu’à murmurer.
- Elle voulait savoir si j’étais disponible pour lui faire visiter la ville, ce week-end, et le temps d’en discuter, dix minutes étaient passées.
- C’est une bonne raison d’être en retard, oui.

Il me jette un coup d’œil mais ne dit rien. Le silence s’installe à nouveau. Cette boule dans mon ventre s’est allégée, mais elle est toujours là. Il y a bien quinze minutes de trajet pour arriver jusque chez moi en voiture, et je crois que je ne vais pas supporter cette gêne entre nous pendant encore tout ce temps. Je baisse les yeux, incapable de le regarder, et lâche ce qui me tracasse.

- J’ai cru que vous m’aviez oubliée.

Il ne répond pas tout de suite. Les yeux rivés sur la route, il paraît même ne pas m’avoir entendue, et je me demande si je dois répéter. En serais-je capable ? Je n’ai pas à le faire, car il finit par murmurer :

- Tu crois vraiment que j’aurais pu t’oublier ?

J’ai le cœur qui tressaute au moment où j’entends ces mots. Que veut-il dire par là ?

- Je pensais, oui.
- Eh bien, tu te trompes.

Je ferme les yeux l’espace d’une seconde. L’atmosphère est étrange, presque électrique. Je dois me faire des films, mais il parait si sérieux en me disant ça… Mon dieu, voilà que je me transforme en ces filles qui bavent devant leur prof sexy. Mais non, ce n’est pas pareil.

Cette peur qui m’a étreinte quand j’ai cru qu’il m’avait laissée, ce n’est pas du fantasme. Cette jalousie qui me prend quand il évoque Mme Landsmann, ce n’est pas du fantasme. Cette sensation de cœur qui bat quand je le regarde dans les yeux ou que je pense à lui, ce n’est pas du fantasme. C’est bien plus profond que ça…

- Alors, Alex et toi, ça se passe bien ? me demande-t-il soudain.
- Pardon ?
- Entre vous deux, ça roule ?
- Je… On n’est pas ensemble !

Je le vois me jeter un regard du coin de l’œil.

- Ah ? Je pensais. A force de vous voir bavarder, etc, tu sais…
- Oui, ben non. C’est juste un ami.
- Tu fais ce que tu veux hein. Ca ne me regarde pas, mais ma curiosité est trop forte !

Il sourit tandis que je fronce les sourcils.

- Mais puisque je vous dis que…
- Je sais Joy, je te taquine.

Il me taquine… C’est mignon. « Arrête tes conneries, c’est ton prof, le regarde pas comme ça ! » me rappelle soudain ma conscience alors que je l’observe avec un petit sourire. Je détourne aussitôt la tête et mon regard tombe sur des CD dans la portière. J’en prends un.

- Eh, Linkin Park ! Vous aimez ça ?
- Bien sûr, je suis allé les voir en concert il y a deux ans !
- C’est l’un de mes groupes préférés.

Nous nous mettons alors à parler musique pendant cinq bonnes minutes, en même temps que je lui indique la route jusqu’à chez moi. Il a les mêmes goûts que moi, c’est cool. Je lui parle alors d’un groupe, en lui expliquant que je l’ai découvert récemment.

- Non, je ne connais pas du tout.
- C’est Alex qui m’en a parlé, c’est vraiment bien.
- Ah oui, si c’est Alex alors…

Une certaine forme d’ironie perce dans sa voix et je le regarde sans comprendre.

- Qu’est-ce que vous voulez dire ?
- Rien, je plaisantais.

Mais il n’a pas l’air de plaisanter. Son sourire habituel est absent, et il paraît même assez crispé.

- Non, expliquez-moi !
- Je te dis qu’il n’y a rien, Joy.

Je ne suis pas convaincue, mais visiblement il n’a pas envie de parler. Cela a d’ailleurs cassé l’ambiance. C’est vraiment aléatoire, avec lui. On peut s’entendre extrêmement bien, et la seconde d’après être en froid. Bizarre.
Tout aussi bizarre que d’être en voiture avec lui. C’est mon prof, qu’est-ce qui m’a pris ? Je le regarde à nouveau. Il est toujours aussi concentré sur la route, ses beaux yeux bleus ne déviant pas de leur objectif. Son sourire me manque. Je n’aime pas le voir comme ça, j’ai l’impression qu’il m’en veut. Je tente de trouver un nouveau sujet de conversation.

- Alors du coup, ce week-end, vous allez voir Mme Landsmann ?
- C’est personnel.

Impact. Cette phrase se plante dans mon cœur comme un poignard lancé à pleine vitesse. Alors cela ne me regarde pas ? Très bien. Je ne réponds pas et baisse la tête. Une nouvelle fois, j’ai les larmes aux yeux, et je ne comprends pas pourquoi. Il a raison après tout, c’est mon prof, pourquoi devrait-il me répondre ?

Il doit toutefois s’apercevoir qu’il m’a blessée, car je vois du coin de l’œil qu’il lâche la route du regard pour m’observer. Il a l’air désolé, et une sorte de tristesse perce dans ses yeux bleus.

- Excuse-moi Joy… Je ne sais pas ce qui m’a pris. Oui, je l’emmène visiter la ville samedi.
- Ah.
- Pourquoi ?
- Comme ça.

Non, pas comme ça. J’aurais pu lui dire tant de choses. Elle vous plaît ? Elle a flashé sur vous ? Vous allez sortir avec elle ?
Mais je ne dis rien.
Il n’avait pas à me répondre, ainsi qu’il l’avait signifié.

- Ca doit être dur pour elle d’arriver comme ça des Etats-Unis et de devenir prof dans un lycée français, me dit-il.
- Sûrement.
- Elle vient de New York. J’aimerais bien y aller, une fois.
- Cool.
- Joy, qu’est-ce qu’il y a ?

J’inspire profondément.

- Rien.
- Et en vrai ?
- Je vous dis qu’il n’y a rien.

Après tout, c’est ce qu’il m’a dit en parlant d’Alex tout à l’heure. Il le mérite. Et puis il n’y a rien. Je ne comprends juste pas ce qu’il lui trouve, à cette prof qui tente de se la jouer pauvre petite américaine perdue.

Soudain, le prof ralentit et se range sur le côté de la route. Je ne comprends pas et lève les yeux vers lui.

- On fait quoi là ?
- On se gare pour que tu me dises quel est le problème.

Il arrête le moteur et se tourne carrément vers moi. Je suis incapable de faire quoique ce soit, qu’il s’agisse de lui répondre ou de le regarder dans les yeux. Heureusement, il doit le comprendre car il prend la parole le premier.

- Je suis désolé de t’avoir dit que ça ne te regardait pas, je t’ai dit. J’essaye d’agir comme un prof devrait le faire avec son élève, mais je n’arrive pas à… A être aussi froid.
- Ca n’avait pourtant pas l’air de vous déranger.
- Si, et c’est pour ça que je m’excuse à nouveau. Maintenant, dis-moi quel est le problème avec Mme Landsmann.
- Je vous ai dit, il n’y a aucun problème. Je ne la connais pas de toute façon.
- Alors pourquoi y’avait-il cette agressivité dans ta voix ?

Je parviens enfin à lever les yeux vers lui. Il n’est qu’à quelques dizaines de centimètres de moi, et je sens son odeur, une odeur fraiche et douce qui me fait oublier pendant plusieurs secondes ce que je voulais dire. Je tente de reprendre contenance.

- Je… Je ne vois vraiment pas de quoi vous voulez parler.

J’essaye de reprendre une respiration normale mais je n’arrive pas à me concentrer. Son regard est trop perçant et j’ai l’impression d’être un livre ouvert dont il parcoure doucement les pages, l’une après l’autre. Je ferme les yeux pendant un quart de seconde en espérant qu’il ne dise plus rien, qu’il rallume le contact et que nous redémarrions…

- Joy… murmure-t-il, brisant mes espoirs. Ca te gêne que je la vois ce week-end ?

Je baisse les yeux. Je ne veux pas qu’il voit que j’essaye désespérément de lui mentir, et surtout que je suis sur le point de pleurer. J’avale ma salive et lâche, d’une voix que je maudis d’être si faible :

- Non.
- C’est vrai ?
- Pourquoi cela devrait me gêner ?
- Je t’ai posé une question.
- Moi aussi, et j’ai déjà répondu à la vôtre.

Il soupire, et il y a un silence durant quelques secondes.

- Tu as raison, finit-il par rétorquer. Je ne sais pas pourquoi cela te gênerait.

Il redémarre le moteur sans un mot. Je ne comprends pas ce qu’il vient de se passer. Il y a quelques minutes, nous parlions de tout et de rien, amicalement. Et maintenant… Il y a cette atmosphère de non-dits qui m’écrase. Le trajet se fait dans un silence quasi total. Je me contente de lui indiquer les directions à prendre qu’il accueille d’un hochement de tête.
Je me sens incapable de lui dire que si je n’aime pas Mme Landsmann, c’est parce qu’elle a la chance de pouvoir passer le week-end avec lui. Ce que je ne pourrai jamais faire.

Nous arrivons finalement devant chez moi et je prends mon sac, posé à mes pieds.

- Merci, dis-je sans le regarder. Bonne soirée, à la prochaine.
- Ouais.

Je sors de la voiture, et commence à refermer la porte, lorsqu’il lance :

- Joy, attends !

J’interromps mon geste et regarde mes pieds.

- Oui ?
- Qu’est-ce… Je ne comprends pas.
- De ?
- Tout. Ce qu’il vient de se passer, notamment.

Je hausse les épaules.

- Il ne s’est rien passé.

Il détache sa ceinture, et sort à son tour. Le vent fait légèrement bouger son tee-shirt et fait voler ses cheveux. Séparés par la voiture, nous nous fixons pendant quelques instants .

- Bien sûr que si, insiste-t-il.
- Non. Ecoutez… Vous avez votre vie, j’ai la mienne, et je vous rappelle que vous vous prenez déjà assez de critiques comme ça. Je ne veux simplement pas que ça empire à cause de moi.
- Donc cette bonne entente, tu n’en veux pas en fait.

Je sers les poings et m’enfonce mes ongles dans la peau au moment où je réponds.

- Non.

Il hoche la tête en regardant ailleurs, et je regrette aussitôt. Mais je ne peux rien dire, c’est mieux comme ça. Je dois juste m’efforcer de garder cette attitude résolue jusqu’à ce qu’il parte. Je ne veux pas qu’il me voit m’effondrer…

- Très bien, lâche-t-il. Au revoir alors.
- Au revoir.

Il remonte dans la voiture, tandis que je me dirige vers la porte d’entrée de ma maison. « Ne te retourne pas » me dis-je. « Ne te retourne surtout pas. » J’entends le moteur démarrer, et la voiture s’éloigner de plus en plus. Au dernier moment, incapable de résister, je lance un regard derrière moi, et voit M. Stevan disparaître dans le tournant.
Aussitôt, je me laisse tomber en pleurs sur mon paillasson, me fichant totalement que des voisins me voient.

Je sais pourquoi son avis compte tellement pour moi. Je sais pourquoi je suis jalouse quand il parle de Mme Landsmann. Je sais pourquoi il me trouble tellement.

J’ai été poignardée par ce truc totalement fou qu’on appelle l’amour. Et ça fait mal. Je ne sais pas si je peux appeler ça un coup de foudre, puisque je savais déjà qui il était avant. Mais a-t-on besoin de coller des étiquettes sur nos sentiments ?
Je l’aime, et c’est tout.

Sauf qu’il vaut mieux pour nous deux qu’on s’éloigne. Je ne crois pas que je pourrais supporter de le voir aussi proche de moi à chaque fois, et devoir ignorer ces sentiments qui m’empêchent presque de respirer. Et je ne veux pas qu’il me prenne pour une de ces idiotes qui fantasme sur leur prof parce qu’il est sexy.
C’est bien plus que ça.

Je l’aime mais il n’y a pas d’avenir.

Déchirure -Relation prof-élève-Où les histoires vivent. Découvrez maintenant