Chapitre 14

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La phrase de M. Stevan me fait frissonner.

« Il faut qu’on parle. »

Je n’ai pas envie de parler. Pas envie de retomber dans son piège, ce jeu où il gagne chaque fois. Je voudrais juste oublier. Oublier tous ces baisers, tous ces rires partagés, cet amour témoigné. Je voudrais qu’il redevienne ce simple professeur assez sympathique, comme l’an dernier durant le voyage en Espagne.

Je viens m’asseoir à côté d’Alex et de Céline, sentant le regard du prof sur ma nuque. Regard brûlant. J’ai envie de me retourner pour le regarder droit dans les yeux, mais cela me ferait plus de mal qu’autre chose.

-    Ca va ? me demande Céline.

Je hausse les épaules et elle soupire.

-    Qu’est-ce qu’il a dit ?
-    Deux heures de colle pour moi, quatre pour elle.
-    C’est bien fait pour elle ! Mais je pensais qu’il vous donnerait le même nombre d’heures de colle vu ce que tu lui as dit…
-    T’es en train de dire quoi là ? Que j’aurais dû rester sans rien dire pendant qu’elle m’insultait ? La laisser gagner encore une fois ? Que je le méritais, c’est ça ?
-    Joy ! Bien sûr que non ! C’est juste que… Tu sais, vu les rumeurs qui tournent sur vous deux, j’aurais pensé qu’il tenterait de vous punir de la même manière pour ne pas qu’on l’accuse de favoritisme…

Je me retourne brusquement vers elle.

-    Quelles rumeurs ?

Elle rougit.

-    Je pensais que tu savais…
-    Céline, de quoi tu parles ?
-    Je… Je crois que c’est Sarah qui les a lancées. Elle… Euh…
-    Qu’est-ce qu’elle a dit encore, celle-là ?

Céline semble incapable de répondre et c’est la voix d’Alex à ma droite qui vient la sauver, montrant qu’il a apparemment écouté toute la conversation.

-    Elle a sous-entendu que tu ferais n’importe quoi pour avoir des bonnes notes. Et par n’importe quoi, elle voulait dire que toi et lui vous…
-    C’est dégueulasse ! m’exclamé-je à haute voix.

Encore une fois, l’attention de la classe vient se focaliser sur moi et je baisse la tête, mais trop tard.

-    Quel est le problème ? demande M. Stevan.
-    Y’a rien, dis-je en haussant les épaules. Continuez votre cours.

Il y a un silence durant lequel je sens l’hésitation du prof –de Nathan, ai-je envie de penser- sur le comportement à avoir pour mon insolence à peine dissimulée, puis il reprend son cours sur les Etats-Unis.

-    Et là comme par hasard, il lui dit rien… persifle la voix de Sarah, juste assez forte pour que tout le monde l’entende.

Cette fois, M. Stevan s’arrête carrément et vient se placer devant elle.

-    Que l’on soit clairs, Sarah, articule-t-il d’une voix glacial, le professeur ici, c’est moi. Si ça ne te plaît pas, tu sors. En attendant, JE décide quelles sanctions je donne, JE choisis comment je fais mon cours, JE fais preuve d’autorité. Alors les petites piques balancées durant mon cours, tu vas les arrêter direct, parce que j’en ai assez de devoir faire face à une gamine qui est incapable de voir où sont les limites. C’est bien clair ?

Elle ne répond pas mais je peux apercevoir ses joues rouges d’ici. Le regard de M. Stevan balaie la classe.

-    Quelqu’un d’autre a quelque chose à dire ?

Il y a un silence durant lequel chacun semble se demander ce qui lui prend, avant que M. Stevan ne reprenne :

-    Très bien. Je disais donc qu’avec les accords de Bretton Woods, les Etats-Unis…

Aussitôt qu’il a repris son cours d’histoire, je me tourne vers Alex :

-    Dis-moi que c’est pas vrai…
-    Si. Et ce qu’il vient de dire ne contribue pas à vous aider.
-    Mais…
-    Joue profil bas maintenant, me conseille-t-il. Ca se tassera avec le temps.
-    Il m’a demandé de rester à la fin de l’heure…

Alex me regarde d’un air contrarié.

-    Si tu restes, ça va alimenter les rumeurs et vous pourriez avoir des problèmes. C’est vraiment ça que tu veux ?

J’hésite durant quelques secondes, avant qu’Alex ne reprenne la parole.

-    Je sais que je t’ai dit d’aller lui parler, mais je n’avais pas pensé à ce qu’il se disait sur vous… Est-ce que ça vaut le coup de courir le risque d’être découvert pour un homme avec qui c’est fini ?

***

Midi. La cloche sonne. Je n’ai plus rien dit durant le temps qu’il restait, trop effrayée d’être encore une fois au centre de l’attention.

Durant presque deux heures, je n’ai pas cessé de penser à ce que m’avait dit Alex. Peut-être avait-il raison. Peut-être que ça ne servait à rien de se battre pour quelque chose qui était déjà mort au risque de se brûler soi-même ses ailes. Et M. Stevan m’avait blessée, réellement blessée. Il ne m’aimait pas vraiment, il l’aimait elle. Isabelle. Peut-être pensait-il avoir des sentiments pour moi, mais la vérité était tout autre : il ne m’aimait pas.

Une question plane alors : aller lui parler ou non ?

***

-    Monsieur ?

M. Stevan lève la tête vers moi et fronce les sourcils, semblant vouloir dissimuler un sourire.

-    Vous vouliez me voir ? lui dis-je d’un ton froid.

Le regard du prof change brusquement, et son semblant de sourire disparaît. Autour de moi, les autres élèves ont cessé de ranger leurs affaires pour écouter notre conversation et je maudis intérieurement Sarah pour la rumeur qu’elle a lancé. Si elle savait… A mes côtés, j’entends distinctement Céline soupirer. C’est vrai que je ne choisis pas la facilité en allant parler ainsi au prof devant tout le monde et que nous pourrions avoir des problèmes si on savait que nous avons réellement été ensemble, mais je m’en fiche. Il faut bien régler cette histoire et Alex a raison : le plus tôt sera le mieux.
M. Stevan ne dit rien, il se contente de me regarder avec ce drôle de regard que je ne parviens pas à déchiffrer. Je le vois se mordre la lèvre et je hausse un sourcil. Enfin, après de longues secondes, M. Stevan hausse les épaules.

-    Non, je t’ai déjà dit ce que je pensais de ton comportement avec Sarah tout à l’heure, tu n’as pas besoin de rester. Tu peux partir.

Je recule précipitamment comme s’il m’avait frappée. Pourquoi me ment-il ? Il m’a dit vouloir me voir tout à l’heure… Ca l’amuse tellement de jouer avec mes nerfs ? Je hoche la tête en lui dressant un regard haineux et, alors qu’il semble sur le point de me dire quelque chose, je m’éloigne à grandes enjambées.

-    Joy, attends-moi !

Je me retourne. Céline me regarde d’un air désolé et vient me rejoindre.

-    Je suis désolée… me dit-elle avec une grimace.
-    Comme ça au moins c’est clair, il se foutait de ma gueule.
-    Je ne pense pas, je…

Je m’arrête pour la regarder méchamment. Son air triste me frappe alors. C’est vrai que je l’ai souvent délaissée alors qu’elle voulait juste m’aider, allant même parfois jusqu’à lui crier dessus. Je l’ai souvent vue m’observer parler avec Alex et rester en retrait, elle devait se sentir de trop. Mais elle ne s’est jamais plainte et m’a toujours soutenue, sachant ce que je traversais. Je soupire.

-    Céline, c’est vraiment gentil de ta part d’être là mais… J’ai pas trop envie de parler de ça.
-    Je comprends… souffle-t-elle.
-    Mais merci de me soutenir.

Elle me sourit et acquiesce.

-    Tu prends le bus ? dit-elle comme pour changer de sujet.
-    Oui, je n’ai personne pour me ramener aujourd’hui…
-    C’est vrai que je t’ai rarement vue dedans, depuis qu’il te ramenait en voiture chez toi…

Elle se mord la lèvre, consciente d’avoir gaffé en évoquant M. Stevan. Mais je ne lui en veux pas, je m’en veux moi. Elle me fait encore une fois comprendre sans le vouloir que je l’ai délaissée au profit du prof… Réellement désolée, je lui souris.

-    T’inquiète. Je serai là cette fois.

***

Il est plus de midi et demi lorsque j’arrive chez moi. J’ai passé le trajet du bus assise à côté de Céline, discutant de tout et de rien. Je voyais bien qu’elle tentait de me faire oublier le comportement de M. Stevan à mon égard, et je lui en étais reconnaissante. Mais malgré tous ses efforts, je ne parvenais pas à me sentir mieux. Je revoyais encore l’étrange regard de M. Stevan qui me disait de rester, puis de m’en aller… Je ne comprenais pas. Pourquoi ce brusque changement d’avis ?

En rentrant dans ma cuisine, je trouve ma mère qui me sourit en me voyant.

-    Coucou, me dit-elle, visiblement de bonne humeur. Ca va ? Tu as passé une bonne matinée ?

Je hausse les épaules.

-    Mouais. Et toi ?
-    Super ! Mon chef est en train de réfléchir pour me donner une augmentation, et il semblerait que ça soit oui !
-    Bravo Maman, tu l’as mérité.

Je tente d’être heureuse pour elle et lui souris, mais mon sourire reste bloqué au fond de ma gorge. Ma mère se tourne pour de bon vers moi, l’air brusquement soucieux.

-    Tu es sûre que tout va bien, Joy ?
-    Oui, tenté-je de mentir avec ce faux sourire.

Au même moment, mon portable vibre. Voulant échapper aux questions de ma mère, je le prends et lis le message.

« Nathan Stevan : Je suis désolé pour tout à l’heure. Je voudrais réellement te parler et tout t’expliquer en face à face. J’espère que tu sauras me pardonner et, s’il te plaît, réponds-moi. »

Les larmes me montent aux yeux tandis que je lis son message. Pourquoi ne me laisse-t-il pas tranquille ? Je voudrais qu’il arrête son petit jeu, qu’il cesse de me considérer comme un objet. Je ne suis pas un chien qu’on peut maltraiter puis revenir pour jouer avec lui en lui lançant un bâton. Je n’accours pas comme ça…

«  Arrêtez de jouer avec moi et cessez de m’envoyer des messages. C’est fini entre nous, c’est assez clair ? Il n’y a pas besoin de parler. Vous êtes mon professeur, rien de plus, et nos relations s’en tiennent-là désormais. »

Je tape furieusement sur le clavier tactile de mon portable et lorsque vient le moment d’appuyer sur « Envoyer », je finis tout de même par hésiter. C’est si dur de se dire que plus jamais je ne serai dans ses bras, que ses sourires ne me seront plus adressés, qu’il ne sera plus mien… Après de longues secondes de réflexion et sentant les larmes me monter aux yeux, j’envoie tout de même mon SMS. Désormais, c’est fini pour de bon.

-    Joy ?

Je lève la tête vers ma mère, me maudissant intérieurement d’être si faible puisque je sais qu’elle voit les larmes dans mes yeux.

-    Oui ?
-    Tu peux tout me dire, tu sais…

Je hoche la tête.

-    Je sais mais…

Mais quoi ? Que puis-je lui dire ? Elle sent mon hésitation car elle vient s’asseoir sur une chaise de la table de la cuisine, et je m’assieds en face d’elle. Elle me sourit amèrement.

-    Tu as beau être ma fille et j’ai beau te connaître depuis plus longtemps que personne, je ne t’ai jamais vue aussi triste…

Je baisse les yeux sans répondre.

-    Tu sais Joy, quand tu es née, nous ne t’avions pas trouvé de prénom… Ton père et toi n’arrivions pas à nous mettre d’accord et nous avions beau réfléchir et nous disputer, rien ne semblait correspondre. Et puis tu es arrivée, et contrairement aux autres bébés, tu n’as pas pleuré.

Je relève la tête vers elle. Elle paraît perdue dans ses pensées, mais continue à raconter son histoire d’une voix douce qui me calme peu à peu.

-    Tu avais les yeux grands ouverts et tu nous observais. Et j’aurais juré que tu souriais, d’un petit sourire en coin. Alors j’ai regardé ton père et je lui ai dit « Elle est magnifique. Elle respire la joie ». Il était aussi heureux que moi et m’a murmuré « La joie… Joy. On devrait l’appeler Joy ». Et c’est de là que vient ton prénom…

Les larmes me montent à nouveau aux yeux car je sais ce qu’elle va me dire.

-    Et en ce moment, dit-elle avec un regard qui reflétait son angoisse, tu as perdu cette joie qui te caractérisait et nous ne pouvons rien faire pour t’aider… Je me sens inutile Joy, quand je te vois comme ça. Depuis hier, tu sembles sur le point de te laisser mourir et je déteste ne rien pouvoir faire…
-    Maman…

J’ai envie de me confier à elle, de lâcher tout ce qui me tracasse et qu’elle redevienne la magicienne capable de tout guérir, comme elle l’était quand j’étais petite. Mais cette fois, elle ne peut rien faire, à part m’en vouloir d’être sorti avec quelqu’un de si différent. Je lisais déjà la déception  sur son visage si je lui annonçais cela, la colère dans ses yeux et ses paroles furieuses.

Elle se lève  et me prend dans ses bras.

-    Je ne te demande pas de me dire quoique ce soit, Joy, je veux juste que tu saches que nous sommes là et qu’il ne faut pas que tu sois si triste. La vie peut être très belle, il faut juste que tu t’en convainques et que tu redeviennes cette Joy que nous avons toujours connue. Peu importe la personne qui t’a volé ta joie, sois forte et reprends-lui la…

Je hoche la tête et la regarde droit dans les yeux.

-    Je vais essayer Maman. Je te le promets, je vais essayer.

Elle me sourit et je lui fais une grimace qui se veut être un sourire en retour.

-    On mange dans quinze minutes, finit-elle par dire. Je retourne travailler cet après-midi, j’avais deux heures de pause au lieu d’une.
-    Ca marche !

Je prends mon sac, lui adresse un dernier semblant de sourire et monte dans ma chambre. A peine assise sur mon lit, je reprends mon portable et constate que M. Stevan n’a pas répondu. Je soupire et commence à écrire un message.

« J’ai changé d’avis. Vous avez raison, nous devons parler. Quand êtes-vous disponible ? »

La réponse ne se fait pas attendre.

«  Maintenant. Je suis devant chez toi. »

Déchirure -Relation prof-élève-Où les histoires vivent. Découvrez maintenant