Chapitre 2 Baptiste

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Le temps passe.

C'est seulement trois mots, c'est si compliqué à réaliser, c'est si beau et horrible à la fois.

Même les secondes les plus insignifiantes, les plus ordinaires, elles sont uniques et ne reviendront pas ... on les garde en mémoire, elles s'effacent quand on n'est plus.

Après l'annonce de sa mort, on a tous été sous le choc. Hana a insisté pour qu'Estéban reste alors on a dormi tous les trois dans notre petite pièce. Personne n'a rien mangé, personne n'a rien dit.

Le lendemain, maman avait des cernes, papa la soutenait comme il pouvait, Estéban, Hana et moi, on est allés faire un tour dans les bois ... on a dû marcher deux heures et puis on est rentrés. On a appris qu'on l'enterrait jeudi, alors mercredi matin on a fait des cookies, ceux qu'elle nous avait appris à faire avec amour...

Je regarde d'un air vide l'homme assis devant moi ... ses cheveux commencent à disparaître du centre de son crâne, et se nuancent de gris comme un ciel avant la pluie ... il est habillé en noir, comme tout le monde. Je tourne la tête, Hana regarde ses chaussures, Estéban a les yeux dans le vague... j'ai dû lui prêter une chemise, il n'est pas rentré chez lui depuis lundi. Je regarde ses épaules trop serrées, entravées par le tissu noir, il a toujours été plus grand que moi.

Dans l'église, j'entends le vent froid qui se faufile par la porte et envahit mon cœur, un banc grince, quelqu'un se ronge les ongles, un soupir...

Et puis elle arrive, dans son cercueil d'acajou. Portée par maman, papa et les prêtres, par tante Alice et tante ... j'ai oublié son nom. On se lève tous dans le plus vide des silences, ils avancent doucement comme s'ils marchaient sur des œufs déjà brisés, et ils la posent devant l'autel, sous les yeux morts de Jésus qui agonise sur sa croix depuis des millénaires. Et les discours commencent ... je ne les écoute pas, je me fiche des discours, mamie n'aimait pas les grandes phrases pompeuses. Elle m'a toujours encouragé à jouer quand je ne pouvais mettre de mot sur mes sentiments, alors je m'asseyais sur ma chaise et je caressais les cordes de mon instrument, j'allais toujours mieux après ça.

On s'est mis d'accord avec Estéban et Hana, on lui jouerait une chanson. Sa préférée, on lui jouait souvent quand elle venait à la maison. J'entends vaguement le prêtre qui nous appelle, alors on se lève tous les trois. Hana tremble, je prends sa petite main dans la mienne. Estéban a eu le même réflexe.

Arrivé devant le cercueil, je vais chercher ma harpe, Estéban attrape sa guitare et Hana son tambourin. Je ferme les yeux, je respire. On échange des regards, mon ami frappe trois temps sur sa guitare, et on joue. Le monde disparaît dès la première note, il n'y a plus que nous trois, et elle. Maman voulait qu'on fasse une musique religieuse, mais je l'ai ignoré, on jouerait Imagine, rien d'autre. Les notes de guitare se mêlent à la douceur de la harpe, rythmée par les coups de tambourins, je compte mentalement, deux, trois ... la voix d'Estéban se met à résonner. Mamie avait toujours trouvé sa voix magnifique, elle ne manquait pas l'occasion de lui dire, et j'ai toujours été d'accord avec elle. Sans que je m'en rende compte, mes larmes perlent sur mon instrument, je ferme les yeux, je n'entends que ma harpe et la voix de mon ami, je sens son chagrin, ce léger tremblement dans ses émotions. Il s'intensifie, il ne va pas y arriver seul, il ne peut pas.

Je relève la tête, je plonge mes yeux dans les siens, je sens presque mes cordes vocales vibrer, je suis sa voix et je chante avec lui, moins fort, comme quand je passe mon bras autour de ses épaules quand son souffle est saccadé. Puis mon regard me porte vers Hana, ma petite Hana. Elle est si forte ... les yeux pleins de larmes, elle commence à chanter avec nous, elle chante faux, mais c'est joli quand-même. C'est la première fois que j'entends nos voix ensemble. C'est doux et chaud à la fois, je ... je n'ai pas de mots. Je laisse parler la musique. Je ne me rends pas compte qu'on est déjà au dernier refrain. Un dernier mot, une dernière note. C'est fini.

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