Chapitre 6 Esteban

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J'ouvre tranquillement les yeux. On doit presque être arrivés, le paysage retrouve sa familiarité, je retrouve les bâtiments d'un gris unique et les arbres aux fleurs rose pâle qui me ramènent en enfance. Je suis à nouveau chez moi.
Hana baille et j'entrevois ses petites canines acérées, elle a de la bave séchée autour de la bouche. Et puis la voiture s’arrête devant la grande porte métallique qui trace la frontière entre la vie de Baptiste et la mienne, Mr Walckenaer me demande de descendre, sans méchanceté, d'un ton si neutre … il ne me voit toujours pas.
Baptiste me fait un petit sourire désolé, Hana me fait un salut de la main, je sais qu'elle déteste les bisous, alors je lui en plaque un sur le front et elle se met à crier.
« AAAAAAH MES CHEVEUX VONT DEVENIR VIOLETS »
Je m'esclaffe, elle est ridicule. Je sors de la voiture et je la regarde franchir la grille noire, au travers duquel on aperçoit le petit château vide.  
Un dernier soupir et je tourne le dos, je fais face à la route, les arbres qui cachent le béton.
Ça fait presque une semaine que je n'ai pas vu mon père, je me demande si je lui ai manqué … enfin on ne manque pas à quelqu’un en une semaine. Il est étrange depuis qu'il est avec sa nouvelle femme, moi je ne la déteste pas encore, mais il a les yeux des chiens battus quand il la voit. Il m'inquiète. J’allonge mes pas, comme si les secondes que je gagne avaient quelque chose d'essentiel, alors que je suis persuadé du contraire. La porte est fermée à clé, je sonne. Personne ne répond, une seconde, deux secondes, cinq, dix … la poignée tourne enfin.
C’est elle, elle a les cheveux bruns et jaunes décolorés et des yeux noirs, elle passe devant moi en me glissant un sourire aussi artificiel que sa couleur de cheveux. Je ne m'en occupe plus, je cours à l'intérieur, pressé par je ne sais toujours pas quoi. Dans le salon, mon père est étendu sur le canapé, il ne bouge pas. Je l'appel, j'ai peur.
Il se relève et ma poitrine se rétracte, je soupir de soulagement. 
«  Esteban ! Ça va ? C’était bien, tu ne m'as pas expliqué ?
La panique s’envole et laisse un vide derrière elle. J'ai un peu honte de moi, je l'ai laissé sans nouvelles, sans rien dire à part un misérable « Je ne rentre pas ce soir. » je regarde mes pieds, honteux.
- Oui oui, enfin … c’était l’enterrement de mamie Cookie.
C’est tellement dur de s'excuser.
- Mamie qui ? Sa voix est pâteuse, tranquille, la voix de quelqu’un qui viens de sortir d'une mauvaise sieste.
- Euh … la grand-mère de Baptiste. 
- Ah, d’accord, tu leur passeras mes condoléances alors. 
- Oui oui … »
Je fuis. Je m’énerve, pas capable de lui parler en face, je sais que je le regretterai un jour.
Je monte dans ma chambre, retrouver ma vie en dehors du portail noir. Mes précieuses m'attendent, une semaine sans les avoir touchées. J'ouvre l'étui de ma Fender et la pose aux côtés de mes deux autres. Je les contemples … elles ont leurs propres personnalités, c’est ce genre de chose que les personnes qui ne jouent pas de musique ne peuvent comprendre. J’aime le son plus doux et détendu de ma vieille Yamaha en acajou, les aigus fins et pétillants de ma Gibson rouge velours, la force et la prestance de ma Fender Telecaster noir aux fins contours dorés.
J'attrape le manche en bois bruns aux reflets cerise, son odeur familière m'emporte loin, à la première fois que je l'ai vue, cadeau de mon père pour mes 14 ans. Je m’apprête à jouer mais je me fige, j’écoute ce qui brise mon silence. J'entends la voix de mon père qui s'estompe derrière celle de sa femme. Elle ne crie pas, sa voix me paraît sèche…j'entends presque le grincement de la porte qu’elle referme doucement. Elle est repartie.
Cette femme est trop normale, pas moyen de la cerner, elle est si banale que ça ne peut qu'être voulu. Personne n'est comme ça volontairement, à par les moutons. Mais elle a les yeux des loups. 
Je passe la soirée à jouer, je me prépare à manger et je remonte dans ma chambre. Il est 22h, le temps pour moi de faire ma ronde habituelle. J'ai hâte de retrouver la lumière des étoiles et les toitures noires. La lucarne grince et rapidement je me retrouve sur le toit de ma maison. Je contemples ma ville, tout est calme et agité à la fois. J'entends les voitures au loin, les aboiements des chiens, la lumière des réverbères qui tracent des droites en pointillés, reflet des étoiles qui planent au-dessus de ma tête.
En deux trois sauts je suis rendu sur le toit de la boulangerie, essoufflé. Je m'allonge sur les tuiles et je contemple le ciel en fermant les yeux.
Je me laisse emporter par les odeurs de la nuit.
Quelques secondes passent, mais mon attention est rapidement attirée par des bruits de pas. J’ouvre mes paupières et mon regard se pose sur une silhouette qui me semble familière, marchant sur le trottoir en face.
Je descends par les poubelles qui claquent quand j'arrive dessus, mais le temps que je me retourne, elle a disparue. Je tourne dans la ruelle qui donne sur un cul de sac, et je la vois, allongée, inerte. Que s'est-il passé ? En si peu de temps, de l’hypoglycémie, de l'alcool ? Toujours est-il que je ne peux la laisser ici dans cet état, je m'approche et confirme ce que j'avais cru voir, je connais cette fille. Je ne me souviens plus très bien de son nom, une pauvre victime de l'effet de groupe, le souffre-douleur de mes anciens amis.
Je remarque qu’elle porte un sac, noir, par précaution je l’ouvre et découvre de petits sachets plastiques renfermant des substances suspectes. J'hésite un peu, mais cette fille a suffisamment d'ennuis comme ça, j'enfile son sac avant de passer mes bras sous ses genoux et ses épaules. Je la porte, l’hôpital le plus proche est à 20 minutes de marche environ, 10 avec mes raccourcis, mais je ne vais pas être capable de les utiliser.
Je marche silencieusement entre les rues sans vies, je vois une voiture passer de temps à autre, la lumière des réverbères éclaire une partie de mes pas, entre deux zones d'ombre. Au bout de 5 minutes, mes bras tremblent, mes jambes aussi, il faut vraiment que j'améliore mon endurance. Je m'assois sur un banc, la fille est toujours inerte sur mes genoux. Ça commence à me faire peur, elle aurait dû se réveiller si ce n'était qu'un petit malaise...je pense à mon portable que j'ai bien évidemment laissé sur mon bureau. Ça aurait été plus rapide d'aller le chercher, mais laisser cette pauvre fille dans le fond d'une ruelle au beau milieu de la nuit, alors qu'elle ne peut pas bouger, ce n'était même pas envisageable. Évidemment les cabines téléphoniques avaient étés, pour la plupart, enlevées des rues, c'était maintenant rare d'en croiser une, et je le regrettai amèrement.
Plus que 10 minutes, je prends une grande inspiration et repart dans la nuit. Qu'est que c'est lourd un corps...une voiture de police passe à côté de moi et se gare  quelques mètres plus loin. Un homme en sort, un pistolet pointé vers moi, c'est à ce moment précis que je réalise que marcher seul la nuit avec une fille inerte dans les bras avait peut-être quelque chose d'un peu suspect. Je relève les mains à défaut de lever les bras et de laisser la fille s'écraser sur le sol.
"J'ai tué personne.
- Qu'est que vous faites là ? Qui est cette jeune femme ?
- Je … elle a trop bu, j'ai perdu mon portable alors je l'amenais à l'hôpital.         
- Si c'est vrai alors vous feriez mieux de monter en vitesse, si c'est un coma éthylique il faut se dépêcher. 
- Oui monsieur. "
Je suis ses conseils et allonge la fille à l'arrière avant de m’asseoir à côté.
Le reste du trajet, je n'entends pas un bruit, je suis perdu dans le vague, je ne pense à rien, comme si je dormais les yeux ouverts. Les pneus de la voiture crissent au bout de quelques minutes, on est arrivés. Il m'aide à la sortir et à la porter aux urgences, elle est immédiatement prise en charge. Le policier s'approche de moi.
" Je te ramène si tu veux …"
Je hoche la tête sans bruit, mais avant j'attrape un post-it et un crayon et j'écris rapidement mon numéro de téléphone et mon adresse. Je le donne à la personne à l'accueil en demandant de le laisser à la fille. Je garde son sac, ça serait une mauvaise idée de le laisser ici. Mais il faut qu'elle le récupère, je ne veux pas être mêlé aux trafics de drogue.
De retour dans la voiture du flic, il démarre le moteur. Il roule plus doucement, et me regarde de temps à autres.
" Ne recommencez pas. L'alcool c'est ...
- Dangereux pour la santé, je sais.
- Je ne rigole pas, vous pouvez boire si vous voulez, mais pas à ce point, c'est stupide.
- Je sais, je ne bois pas tant que ça. 
Avec Baptiste ça nous arrive, mais pas souvent … l'été au bord de la mer avec une bouteille fournie par Mamie cookie, du rhum ou de la vodka.
- Dis-le à ta copine en tout cas, ne détruisez pas votre jeunesse.
- Ce n'est pas …enfin bon, j'essayerai de la surveiller la prochaine fois."
Il me dépose au bout de la rue, je le remercie et il repart dans la nuit.
Je grimpe sur le toit et repasse par ma lucarne. De retour chez moi, je pose le sac noir sous mon bureau et je regarde mon téléphone. Aucun message, des notifications insignifiantes.
Il est 1 heure 33, je devrais peut-être dormir...avec tout ça j'avais oublié que ma scolarité n'était pas encore finie … Je repense à ma vie de l'autre côté du portail noir, à chaque fois que je rejoins mon ami c'est comme si je quittais mes problèmes d'ici. C'est comme entrer dans un autre monde … Baptiste a toujours pris des cours particuliers, il n'est jamais allé à l'école. Je l'envie et le plains en même temps, je sais qu'en allant à l'école je me suis forgé, sociabilisé, mon pauvre Baptiste, son monde est bien réduit. Il sort en ville avec moi de temps en temps mais son entourage est réduit à moi et sa famille.
Et en même temps, je pense à moi, moi, qui sont les personnes que je peux compter comme des proches ? Baptiste, Hana, mon père … même mes conquêtes amoureuses n'ont jamais eu une vraie répercussion sur moi. J'ai des amis dans mon lycée, il m'arrive d'aller faire la fête avec eux … mais je sais bien qu'ils ne me manqueront pas, et que je ne leur manquerai pas non plus.
Et puis je pense aux cours, le deuxième trimestre est presque fini, qu'est que je vais faire de ma vie ? Mon esprit s'égare dans le futur, je sais que bientôt je vais devoir faire un choix, ce que vais faire de ma vie, ce que j'abandonne et ce que je garde. J'ai toujours été bon élève, enfin insolent –je ne compte plus mes heures de colle- mais doué... surtout en maths et en physique. Mais est-ce que j'aime vraiment ça … est-ce que j'en serai heureux ?
Dissocier la passion et les capacités, sans oublier qu'il faut manger pour vivre.
C'est bien plus dur que ce que ça ne semble être. Parfois j'aimerai être libre et pouvoir tout laisser tomber pour partir à l'aventure, sauter sur le dos d'un cheval, armé d'une épée et d'une tente aller explorer le monde … la réalité c'est que pour aller explorer le monde il faut de l'argent. 
                                 
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Salut !
Qu'avez vous pensé de  ce chapitre ? ( On est en retard ^^' )
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À la semaine prochaine !❤️

8/10/2018

Keep it magicalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant