31. Le Maître

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Dès notre réveil, nous décidâmes d'organiser notre vie en compagnie de nos passagers. Ils nous firent savoir, qu'à part quelques légères contusions et quelques évanouissements de courte durée, ils avaient tous survécu à la terrible accélération que nous leur avions fait subir. Ce ne fut qu'à cet instant précis, lorsque les rescapés de notre petit groupe de cadets furent rassemblés dans la salle de détente où tout avait commencé, que nous nous rendîmes réellement compte de l'absence de Judas. Il n'était pas revenu après avoir accompli sa mission, n'ayant sans doute pas eu le temps de nous rejoindre avant l'allumage des réacteurs.

J'entrepris de me rendre, en désespoir de cause, à l'arrière du vaisseau afin de l'y retrouver... mais en vain. Notre malheureux compagnon avait dû être désintégré par l'explosion d'énergie que j'avais provoquée! Nous n'étions plus que quatre à présent. Six d'entre nous avaient payé de leur vie la liberté que nous venions d'acquérir.

Mais bien étrangement, seul Judas nous laissait la mémoire d'un nom. Celle des autres n'était plus devenue que de vagues souvenirs de quelques malheureux individus, à qui notre société n'avait pas voulu octroyer le droit à une quelconque identité.

Nous ne nous étions jamais encore inquiétés de la disparition de nos proches ou de nos collègues. Nos aînés, nos parents, ainsi que nos compagnes, allaient un jour ne plus être là, car le temps serait venu pour eux ou pour nous... de partir. « Ainsi soit-il », disait-on alors tout simplement. Pour la toute première fois, quelqu'un que nous avions connu nous laissait la mémoire d'un nom, d'une brève identité qui lui permettait de survivre à jamais dans nos pensées.

Nous décidâmes ainsi de ne plus parler d'Indésirables, mais plutôt de nos «passagers». Ils devaient sans aucun doute s'être déjà aussi tous et toutes choisi des noms à présent. Le moment était enfin venu pour nous de les rencontrer, sans ne plus avoir à s'en cacher.

Nous nous rendîmes immédiatement vers la coupole numéro 1, celle précisément où nous étions entrés en contact avec eux quelques jours auparavant. Une lumière intense éclairait à présent la fin du tunnel que nous empruntions. Elle contrastait de manière toute symbolique avec l'obscurité qui y régnait lors de ma visite précédente. Ils étaient à nouveau là, réunis en face du sas, comme s'ils avaient été mis au courant de notre arrivée.

– Soyez les bienvenus au cœur de notre «Arche». Bienvenue à nos sauveurs. Nous vous attendions...

Ces paroles venaient de partout et de nulle part, comme si elles émanaient de chacun d'entre eux,à l'unisson!

— Bienvenus parmi nous, mes enfants... Approchez-vous, nous dit alors une voix, bien distincte.

Il s'agissait de celle de ce vieillard qui m'avait murmuré ces quelques mots lors de ma première visite. Ils l'appelaient leur «Maître». Ce qui faisait de cet homme d'un âge très avancé, aux cheveux et à la barbe argentée, à l'allure fière et noble : notre guide à tous. Peut-être arriverait-il à nous mener vers notre but?

Nous tentâmes maladroitement de nous accroupir, dans la pesanteur ambiante, face à lui. Nous avions besoin de quelqu'un qui puisse nous indiquer la route à suivre vers ce monde dont nous ne connaissions encore que si peu. Quelqu'un qui pourrait avoir secrètement préparé ce qui venait de se dérouler... contrairement à nous, qui avions accompli nos actes de façon impulsive, sans savoir vraiment dans quelle folle aventure nous nous engagions.

Il s'approcha en nous faisant signe de nous redresser. L'élégance de ses gestes et la douceur de sa voix nous remplirent d'admiration et de confiance. Il représentait à mes yeux l'image de ce père qui m'avait si souvent manqué. Celui qui allait guider les pas de l'adolescent que j'étais redevenu.

Ses paroles avaient la particularité de résonner longtemps dans mes oreilles avant de s'enfoncer au plus profond de mon subconscient. Elles étaient accompagnées par ces ondes télépathiques qui nous unissaient depuis notre première rencontre. Chacun de ses mots, chacun de ses gestes semblait à tout jamais venir s'imprégner dans ma mémoire. J'éprouvais un tel besoin de savoir, de comprendre... Tant d'énigmes nous avaient poussés à quitter ce monde, trop inhumain pour que nous puissions continuer à y vivre!

Nous restâmes, à partir de cet instant, la plupart du temps dans les coupoles, afin d'apprendre à connaître les habitants de chacune d'entre elles. Une nouvelle vie était en train de s'y organiser. Nous étions devenus de véritables héros aux yeux de ceux qui nous y accueillirent.

Nous avions tous à présent un nom, une identité. Nous étions encore un bon millier, mais cela n'allait pas durer très longtemps... Notre groupe comportait de nombreuses personnes âgées ou malades, accompagnées de quelques individus sains et plus jeunes.

Les femmes, qui se trouvaient à notre bord portaient toutes le fameux tatouage que nous avions vu pour la première fois sur le bas ventre de cette fille dans la pyramide... Elles avaient donc été stérilisées. Aucune d'entre elles n'aurait la possibilité d'engendrer de progéniture. Notre petite communauté était-elle, de ce fait, inexorablement vouée à l'extinction?

La société que nous étions en train de bâtir, au fil des millions de kilomètres parcourus par notre vaisseau, nous semblait pourtant si prometteuse. Mais le fait de ne plus être en orbite autour d'une étoile, l'absence de point de référence, d'unité temporelle et surtout d'espoir de descendance nous donnait l'étrange impression de dériver vers nulle part...

Qu'à cela ne tienne, nous avions encore tellement de choses à faire dans l'immédiat. Nos esprits allaient devoir se forcer à ne plus trop penser au vide dans lequel nous nous étions précipités ni à la distance qu'il nous restait à franchir.

Il fallait à présent nous concentrer sur les tâches que nous allions avoir à accomplir afin d'assurer la survie de ne fut-ce qu'une infime partie d'entre nous, durant le long voyage que nous venions d'entamer. De nouvelles constructions furent bâties sous la direction du Maître dans les coupoles. Ce vieil homme, rayonnant de charisme et débordant de ressources, semblait effectivement avoir minutieusement préparé notre évasion...

C'est ainsi qu'apparurent des dortoirs et quelques sanitaires, tous faits de branchages et de toiles, parfaitement adaptés aux conditions de vie en apesanteur. Ces premières infrastructures furent fixées à même le sol à l'aide de cordages et de piquets. Elles ressemblaient à d'énormes tentes gonflées de l'intérieur par l'absence de pesanteur.

Nous disposions également d'une quantité suffisante d'élixir gravitationnel ainsi que des quelques vivres, destinés à couvrir les besoins de nos passagers... jusqu'à ce qu'ils deviennent entièrement autonomes. Diverses graines et semences leur permettraient bientôt de cultiver les fruits et les légumes nécessaires à leur survie dans cette prison censée les héberger jusqu'à la fin de leurs jours. Et si l'eau venait un jour à nous manquer, nous avions assez de glace en provenance de la sixième planète dans nos soutes pour alimenter un dôme de plusieurs dizaines de milliers de colons durant au moins cinq longues années

De plus petites habitations furent ensuite construites dans les forêts qu'abritaient nos coupoles. Leur fonction principale n'était pas de nous protéger du froid ni des intempéries, car le climat y était d'une douceur constante. Elles permettaient tout simplement à chacun d'entre nous de disposer d'un endroit intime pour se détendre et se reposer.

L'état d'apesanteur facilita grandement notre tâche. Il nous donna la possibilité de bâtir rapidement nos abris dans les arbres qui rendaient nos déplacements aisés et agréables. Leur branchage abondant nous procurant le matériel et les points de fixation nécessaire à la construction de nos petits nids.

Le seul problème auquel nous fûmes confrontés était de nous retrouver, flottant à la dérive, dans l'énorme volume de nos coupoles! Certains d'entre nous ayant, par imprudence ou par simple inadvertance, lâché prise aux branches ou aux cordes qui les maintenaient fixés à leurs installations, dérivèrent ainsi pendant des heures. Ils s'élevèrent à des altitudes impressionnantes, attendant de pouvoir éventuellement prendre appui contre le dôme de leur coupole afin de se propulser vers le sol...

Homo Sum 1 : l'éveil de l'humanité (Episode 1 : Fédération)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant