40. Marie

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Nos journées de travail s'achevaient toujours par un repas collectif que nous prenions énormément de plaisir à concocter. Nous inventions de nouvelles recettes, destinées à rendre la quantité limitée de fruits et de légumes dont nous disposions, apte à se transformer en un choix varié de plats agréables à consommer.

Le fait de ne se nourrir que des produits de notre maigre récolte m'avait initialement effrayé... moi qui étais habitué aux nombreuses rations qui se trouvaient parmi les réserves du vaisseau. Mais celles-ci furent rapidement épuisées et il nous fallut subvenir de façon entièrement autonome à notre alimentation. Celle-ci devint, à partir de cet instant-là, exclusivement végétarienne.

Mon étonnement n'en fut que plus grand de réaliser le plaisir que j'éprouvais à goûter la saveur exquise de ces légumes que j'avais, moi-même, semés, arrosés et vu lentement sortir de ce sol que j'avais labouré de mes propres mains. 

Ces aliments, autrefois si simples, devinrent des mets raffinés à présent qu'ils provenaient du fruit de mon travail, de ma patience et du miracle offert par la nature! Nous en arrivâmes à considérer cette dernière comme un être à part entière. Nous lui parlions en bénissant cette terre ainsi que les semences qui nous maintenaient en vie. Nous les remerciions de vive voix pour leur sacrifice à chaque fois que nous nous préparions à les consommer.

À la fin de chacun de nos dîners, de longues séances de lecture de notre Bible, accompagnées de discussions, de chants et de danses venaient rythmer nos soirées. Nous les passions sous le cheminement de notre petite lune le long de son axe et des millions d'étoiles qui semblaient nous observer à travers le dôme de la coupole.

Nous nous étions confectionné nos propres vêtements, afin d'oublier les tristes tenues que la Fédération nous imposait. Nous les avions teints à l'aide des divers pigments que la nature environnante mettait à notre disposition. Chacun d'entre nous avait ainsi acquis un aspect particulier, reflétant sa personnalité, son caractère.

Nous jouions avec d'élégantes formes colorées lorsque nous dansions en tournoyant, faisant flotter nos habits dans l'apesanteur ambiante. Nous avions tous à présent un nom, une identité et nous prenions grand plaisir à nous extérioriser durant ces interminables soirées, avant de nous endormir dans nos huttes respectives et de rêver de l'avenir qui nous attendait...

Quelques couples se formèrent et leurs demeures s'agrandirent. Mais la plupart, dont la mienne, restèrent telles qu'elles avaient été originalement construites ; leur occupant n'ayant trouvé personne avec qui la partager. Nous ressentions néanmoins l'immense bonheur de faire, pour la toute première fois de notre existence, partie d'une communauté unie en complète harmonie avec le monde dans lequel nous vivions.

L'esquisse d'une société nouvelle se présentait à nous. Cela nous incitait à élaborer notre organisation future. Elle dépendrait bien évidemment d'un tas de choses que nous ne pouvions encore deviner. Comme la nature qui nous entourerait, les sources de nourritures et le climat qui nous y accueillerait... Un choix infini d'extrapolations était ainsi possible et nous nous lançâmes à cœur joie dans les plus folles d'entre elles. Ce qui ne manqua pas de provoquer de sérieux éclats de rire de temps à autre.

Il était peut-être encore trop tôt pour nous fixer une marche à suivre précise. Mais la société que nous étions en train de bâtir ici, dans cette coupole dérivant au fin fond de l'espace, était un bon point de départ vers quelque chose de plus magique et merveilleux que tout ce que nous avions connu jusqu'à présent... quelque chose qui pourrait peut-être un jour prendre forme lorsque nous serions libérés du vide spatial. Celui-ci nous emprisonnerait pourtant encore durant de longues années !

Un nouvel événement allait toutefois bientôt monopoliser toute notre attention. Le moment était venu pour Marie d'accoucher... Son ventre gonflé n'allait pas tarder à donner naissance à l'enfant qui porterait tous nos espoirs sur ses frêles épaules! Elle ne s'était fait entourer, pour cet événement extraordinaire, que de quelques femmes qu'elle avait personnellement choisies. Ces dernières auraient été bien incapables de l'aider, n'ayant elles-mêmes jamais eu d'enfant ni assistées à une naissance... et de ce fait, certainement pas non plus, à l'événement, sans précédent, d'un accouchement en état d'apesanteur!

La jeune mère avait fait preuve d'un incroyable sang-froid en n'acceptant à ses côtés que ses proches compagnes et en refusant la présence d'un docteur. Elle ressentait instinctivement que quelque chose d'extraordinaire allait se dérouler et qu'elle seule saurait, au moment voulu, trouver les gestes à accomplir.

Elle était tellement sereine et confiante. Sa force se communiquait aux esprits de chacun des membres de notre communauté. Plus personne ne doutait d'elle. Elle était devenue notre mère à tous, porteuse de nos espoirs et de cette foi intarissable qui nous animait. Elle était semblable à un rayonnement d'étoiles, emprisonné dans la chair, s'apprêtant à se multiplier afin de poursuivre son voyage vers l'éternité.

Aucun, des anciens médecins qui étaient encore parmi nous, ne s'était senti de taille à imposer sa présence là-haut, au sommet de la tour. Ils savaient pertinemment qu'un événement extraordinaire allait s'y dérouler. Un événement dont dépendrait la survie de notre groupe et d'une toute nouvelle race d'êtres humains destinés à vivre dans l'espace!

Nous nous étions rassemblés au pied de cette construction de bois gigantesque que le Maître nous avait ordonné de bâtir, quelques mois auparavant. Cette tour était si haute et majestueuse. J'en comprenais enfin la raison et le symbole... Mes compagnons et moi-même nous retrouvâmes réunis à la base de l'édifice. Nous fûmes irrémédiablement poussés vers elle par la masse grouillante des spectateurs, le regard fixé vers son sommet pointant en direction des étoiles, vers notre destination, nos rêves, notre avenir.

Nous nous accrochions, tant bien que mal, les uns aux autres pour ne pas être emportés par la marée humaine qui s'était assemblée derrière nous. Il nous fallait, à tout prix, rester en contact avec le sol. Nous ne voulions surtout pas nous retrouver flottants à la dérive dans les environs de Marie. Aucun d'entre nous n'aurait osé déranger l'intimité de la jeune mère en cet instant privilégié.

Soudain, ses gémissements firent place à d'autres sons, plus stridents, ressemblant étrangement au mélange des pleurs d'un bébé et d'autre chose de plus aigu. Puis ce fut le silence, comme si rien ne s'était passé, comme si personne ne se trouvait plus là-haut...

Marie était-elle toujours consciente? L'enfant, était-il en bonne santé? Et surtout, une dernière question brûlait dans nos esprits : était-ce une fille? Nos rêves avaient-ils un avenir? Le silence, qui sembla avoir duré une éternité, fit place aux exclamations de joie des femmes entourant la jeune mère. Elle était souriante et calme, admirant le petit être qui était sorti de façon si parfaite de son ventre.

Une comète embrasa soudain le dôme qui nous surplombait. Cela devait être un signe, la preuve que nous étions sur la bonne voie, que notre combat et nos espoirs n'étaient pas futiles. Ce fut dans ces conditions, presque surnaturelles, que nous assistâmes, stupéfaits, à la chute d'une petite forme chétive qui venait d'être projetée du haut de la tour... par Marie!

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Qu'est-ce que Marie vient de jeter du haut de la tour ? Et à quoi ressemble cet enfant, premier exemplaire d'une toute nouvelle race humaine ?

Homo Sum 1 : l'éveil de l'humanité (Episode 1 : Fédération)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant