Chapitre I

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— Entrez, monsieur d'Arbrejais, entrez.

Le train désinvolte comme s'il revenait d'une honnête journée de dur labeur, Égyle s'exécuta et s'avança dans la chambre du comte Hugh Bodiel de Melgort. Dans une certaine mesure, il se sentait un peu chez lui ici ; et il se plaisait à croire que le monde lui appartenait. Les gonds de l'huis grondèrent derrière lui et on referma les portes dans un clac tonitruant.

— J'admirais le vestibule, notifia-t-il avec gaieté.

— Vous n'y trouverez rien qui possède un brin de valeur, répliqua son hôte sans bouger.

— Pourtant, ce sont de splendides tapisseries qui ornent vos murs.

— Oh, ça... Une antique catin vérolée aurait plus de valeur, ha ! C'est le legs d'une vieille tante trop farouche ayant refusé tous ses soupirants, vous voyez. Le résultat ? Je me les coltine. Je ne les ai jamais appréciées de toute façon. Si elles sont à votre goût, je vous les offre, tiens ! Comme gage de notre amitié.

Cela ne suffira tout de même pas à effacer vos dettes colossales, eut envie de rétorquer le jeune homme. Cependant, il dit :

— Monseigneur est trop aimable.

Arborant des airs insouciants, il s'affala sur le divan face à l'actuel maître des lieux. Richement décorée – peut-être même trop auraient jaugé des personnes aptes à émettre ce genre de jugement, la chambre de réception du seigneur de Melgort ne lésinait pas en luxe. Sol couvert de fourrure, buffets sculptés, portrait immonde d'un lointain ancêtre consanguin, candélabres et chandelles fastueux, essences exotiques, épées d'apparats... ces évocations scandaleuses de prospérité lui donnèrent le tournis. Cet apparent patrimoine, le comte le tirait d'un héritage heureux et d'un premier mariage fructueux avec une lointaine cousine du prince Jehal Melkrand, morte trois ans plus tôt.

La valeur du mérite en quelques mots.

Et tout sera bientôt à nous, à moi, songea Égyle. Ses prunelles bleues papillonnèrent ; derrière les vitres, le velours foncé du firmament s'illuminait de mille splendeurs. La bise vespérale gémissait contre les moellons gris du château. Un feu grésillait dans l'âtre ; il émettait d'acres arômes et une délicate lumière.

Ils étaient seuls.

Les lèvres gercées, sieur Hugh Blodiel réprima tant bien que mal une lippe gênée. Plus mal que bien en réalité. Son regard fiévreux fixait le jeune homme. Le silence s'éternisa et Égyle ne fit rien pour l'interrompre ; il se délecta du tiède baiser du brasier sur sa joue, de l'onctuosité du fauteuil, de sa maîtrise de l'instant. Et la nuit était encore longue pour évoquer les sujets contrariants.

— Comment allez-vous, mon brave ? tenta le seigneur de Melgort.

— Parfaitement bien.

— Et votre fratrie ?

— Irène et Almeriade se portent à merveille.

— Hmm. Un peu de vin ?

— Vos crus ne se refusent jamais.

Sieur Hugh ramena une amphore estampillée du nom des Blodiel et lui servit un rouge sombre à l'odeur douteuse. Après s'être envoyé une gorgée – dont il s'en repentit aussitôt – Égyle flagorna :

— Exquis. Vous le produisez vous-même, c'est cela ?

— Dans mon vignoble de Bourg-Nectar, oui.

Ça se sent au goût, en tout cas... que c'est un travail de la famille, déglutit le jeune homme avec moult efforts pour ne pas vomir.

Au crépuscule, il y avait des loupsWhere stories live. Discover now