Chapitre IV (Partie 1)

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Sous le ciel irrésolu de l'aurore, Merisse bruissait d'un froufrou timoré. Partagé entre les ronflements assoupis de ses enfants et les friselis du Lac Miroir, la capitale du royaume du Lyven accordait sa cadence sur la mesure de son peuple. Le cœur des habitants de Merisse bat au rythme de leur ville, et la ville palpite au rythme de ses enfants, voulait un vieil adage que l'on répétait aux visiteurs surpris par l'activité versatile de la cité. En partie pour justifier son effervescence incongrue après l'aurore ; surtout afin d'inviter les divers voyageurs à prolonger leur séjour, à explorer toutes les facettes de ce lieu impénétrable à l'entendement ; et peut-être, au bout du compte, s'établir ici. Un scénario ordinaire ; la ritournelle était connue des promoteurs immobiliers et participait à leur enrichissement véreux.

Des faisceaux brumeux incendiaient le firmament de flammes bleues et opalines ; il était encore trop tôt pour se lever. Trop tôt pour entendre le chant des merles, l'euphonie d'une cité en éveil, le chahut des quais. Trop tôt pour observer la puissante frénésie des rues, l'abondance des échanges et la profusion des langues articulées. Trop tôt pour humer les effluves de poissons frais, la senteur du pain éructant dans son four, les remugles des premiers pots de chambre vidés par-dessus les lucarnes.

Et surtout, il était trop tôt pour tuer son prochain.

Mais, à cet exercice-là, les hommes se révélaient infatigables.

La potence dominait le parvis. Son aspect rudimentaire entretenait sa brutalité mortelle ; la chaude couleur de son bois d'acacia contrastait avec le ciel morne. Au dos de l'échafaud, les neuf tours de la cathédrale du Très-Saint-Eadred de Merisse se hissaient, macabres ; figure tutélaire, bien malgré elle, de massacres perpétrés en son nom.

La fraîche matinée printanière torsadait les haleines. Quelques officiers de la cour lyvenoise – des jeunes magistrats à peine diplômés de la faculté de Merisse – et des ecclésiastiques, assis sur des cathèdres, présidaient l'exécution. Les glorieux représentants de la souveraine Adellique... Ils ne voulaient pas être là et manifestaient ce sentiment par une série de bâillements et d'étirements. La contrariété armait les regards, l'ennui coordonnait les respirations, les cernes creusaient les joues.

Lorsqu'un royaume s'effondrait, la décence exigeait à ses dirigeants peu de repos. Ou au moins, qu'ils aient l'air de mal dormir, d'enchainer les insomnies. En l'occurrence, la tronche que tiraient les hauts dignitaires était pour le moins convaincante. Quant à savoir s'ils tuaient leurs nuits penchées sur de vétustes manuscrits de compte ou sur le séant rebondi d'une prostituée : mystère. C'était là une question éminemment plus politique... et dangereuse à poser.

Sir Rohan Prestebrume, bon gré mal gré, appartenait à cette déplorable assemblée. Mais par de petits pas à reculons, il était parvenu à s'isoler sous le porche d'un étal. De telle sorte que si d'aventure une connaissance le croisait ici, il siffloterait et prétendrait folâtrer. Innocemment. Sans accointances avec cette pantalonnade cruelle.

Les yeux plissés, il scruta l'échafaud et dénombra, une nouvelle fois, la ligne de cordes : douze – une pour chaque conspirateur de la Cabale des amis du Seigneur – les derniers encore en vie. La justice régalienne s'avérait étonnamment fine. Sa vue faiblissait avec l'âge ; les vapeurs grises de l'aube n'aidaient pas.

Mal à l'aise, il refoula un frisson et rectifia le drapé de sa pelisse noire.

À l'exception des officiers, bourreaux et prisonniers réunis derrière le gibet, l'esplanade était déserte. Un huis clos en assez peu charmante compagnie. Il fallait dire que la dernière condamnation publique sur le parvis du Très-Saint-Eadred de Merisse n'avait pas été un franc triomphe. On avait exécuté le maréchal Cédric de Montgoracy, fomentateur de la Cabale des Amis du Seigneur. Héritier pimpant d'une antique et noble et consanguine dynastie convertie au schisme Repenti, il dirigeait – ou plus justement – se faisait diriger par les armées royales depuis dix ans. Trublion dans l'âme, il s'opposait aux taxes que la guerre contre l'Elbrin avait enflammées ; guerre qu'il avait lui-même perdue en multipliant les fiascos. Toutefois, en bon orateur et homme séduisant malgré sa ganache carrée – résultat d'une succession de mariages un peu trop endogame, il avait su convaincre des amis. La fortune familiale aidait dans ces situations-là. Selon lui, ces mesures fiscales pesaient uniquement sur les Neuviens repentis.

Au crépuscule, il y avait des loupsWhere stories live. Discover now