Chapitre II (partie 2)

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De l'avis de Lucézano, les philosophes et penseurs écrivaient beaucoup, sans fournir de réflexions très limpides. Il parlait en connaissance de cause ; il avait lu une multitude de leurs œuvres. Il sillonnait la bibliothèque de son grand-père Malucio depuis qu'il était en âge de déchiffrer la calligraphie régulière des ouvrages imprimés. Car d'aussi loin qu'il puisse remonter, une interrogation le taraudait : comment les Neuf-Seigneurs – que la paix soit sur leur âme – pouvaient-ils tolérer l'injustice ? Pourquoi ne comptait-on qu'une poignée de femmes brillantes quand tant d'autres portent en elle les germes de leur propre misère ? Pourquoi si peu d'hommes prétendaient-ils aux nues, quand des milliers d'autres s'inclinent pour les y emmener ?

Quand Vélando émergea d'entre les peupliers obscurs et les fontaines murmurantes des jardins du prince, le cou ceint d'une collerette, ces questionnements juvéniles le heurtèrent à nouveau. On décelait chez son frère une chose inexplicable ; un équilibre de grâce et de bonté, d'intelligence et de sagacité, d'humilité et de maîtrise. Évidemment, tout dans ces apparats transpiraient une fausseté tragique. Mais un observateur naïf pouvait se laisser berner. Sa main gantée posée sur sa rapière, Vélando le lorgna et constata :

— Ada a eu le flaire !

— Elle est habile, convint Lucézano.

Ses bras surnageaient dans les manches ocre et cramoisies de son doublet, sa chemise de lin lui pressait l'abdomen – une franche invitation à perdre une dizaine de livres – mais avec honnêteté, il se jugeait élégant dans sa parure. Quant à son cadet, c'eût constitué un crime de ne pas admirer sa mise ; vêtu d'un pourpoint de panne verte à crevés crème, une cape de brocart couronnait ses larges épaules. Le clou sur son accoutrement : une chaîne en or et en onyx, captant aux étoiles leurs plus timides scintillements.

— Suis-moi.

Vélando le guida entre les allées émeraude, enjolivées de buissons parfumés, d'arbustes à fleurs et de bouquets aux pétales bleu et blanc et pourpre. Sur leurs nuques planaient l'ombre de l'orangerie du Palais Melkrand et la lune argentée. Le ramage de l'alizé, la rumeur des ressacs de l'océan et le crissement ubiquiste des grillons s'envolaient. Et de proche en proche se faufilaient des notes cristallines : la musique d'un violon joué d'une main experte.

Le pas tranquille, ils débouchèrent sur une arche dorée envahie de ronces. Derrière s'ouvrait, au front de la mer, une esplanade au sommet d'une falaise ; un halo diffus de lumière nimbait chaleureusement l'endroit et frémissait à chaque coup de vent. Outre la multitude de servants, seules deux personnes se trouvaient là.

Face à l'océan des Tempêtes et au firmament tapissé d'astres, une femme de dos faisait chanter son instrument. La crinière dorée battue par le souffle saumâtre, elle ignora leur arrivée ; sa propre virtuosité l'absorbait vers l'horizon. Elle équilibrait son jeu au rythme des vagues, ses émotions à la douceur de l'air, son raffinement à la vénusté de la lune. Frénétiques, ses bras déliés s'animaient de façon théâtrale. Tel un filet d'eau, la mélodie limpide ruisselait ; folâtre, elle exprimait dans ses trémolos fougueux et ses intenses vibratos une histoire, une légende.

Lucézano connaissait la pièce : une sonate composée par une amie à lui à Solys, Aliana Félientè. Il aimait en particulier ce mouvement, le deuxième ; un lento saturé de mélancolie et d'un long repentir. Il connaissait la pièce, oui – maints violonistes la jouaient à la cour de son père – mais oncques, il n'avait ouï une pareille interprétation. Et il se savait très difficile en la matière. Après tout, n'avait-il pas été éduqué dans la puissante cité de Solys, au cœur de la péninsule corréloise ? Grandir sur cette terre de poètes et de musiciens, berceau des peintres, sculpteurs et orchestres, l'obligeait presque, malgré lui, à labéliser le beau avec un dédain divin et à refuser à moult jeune artisan le titre d'artiste.

Au crépuscule, il y avait des loupsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant