Chapitre II (partie 3)

334 47 189
                                    

Lucézano savourait son repas en silence quand le bavardage futile d'Élècte et d'Emren à sa gauche cessa. La musicienne, tournée vers lui, lapa un doigt de son vin et le sonda. Diantre, elle avait de très grandes prunelles bleues, qui vous dévoraient littéralement. Le buste courbé sur son verre, elle demanda de sa voix profonde :

— Vous êtes le frère de Vélando, j'ai bien compris ?

Touché par tant de sollicitude – et sans conteste enthousiasmé à l'idée de s'adresser à la musicienne, il reposa ses couverts et répondit :

— C'est exact.

— Ça ne se remarque pas, que vous venez de la péninsule corréloise. À votre accent, je veux dire.

— Ah... Euh... Merci. Je suis plus à l'aise en Haut-Corrélois, mais mon précepteur tenait à ce que j'apprenne d'autres langues comme le Lyvénois.

Elle lui sourit, d'un sourire plein de grâce et de bonté, mais qui se contrefoutait royalement de son précepteur, ou du fait qu'il soit plus habile en Correlois qu'en Lyvénois. En quête d'un sujet de substitution, il baragouina :

— Vous avez très bien exécuté la sonate.

— Merci.

Il attendit la suite, mais elle ne vint pas. Emren avait levé des yeux songeurs vers le toit de vigne de l'esplanade, puis, d'un ton pressé, presque brusque, enchaîna :

— On dit que Son Altesse Jehal nommera un nouveau Ministre principal durant le bal prévu lors des fêtes du Blâme. Le cardinal de Salveval qui occupait la fonction est mort il y a deux semaines et son poste est vacant. Vous le saviez ?

— Pas vraiment, non.

En vérité, il méconnaissait les subtilités de la politique de l'Elbrin – elle ne l'intéressait guère. Pour lui, la politique était un exercice fat et indigne. L'art, en revanche... Emren baissa son ton, l'invitant à se pencher, et lui susurra un secret de polichinelle :

— Élècte et moi pensons que votre frère dispose des grâces du prince, mais plusieurs glapissent à qui mieux mieux que Guillaume est susceptible d'être nommé.

— Ah...

Il jeta un coup d'œil au Surintendant des finances. S'il avait ses chances, il ne se donnait aucun moyen pour les conserver, songea-t-il.

— C'est que nous avons fait un pari avec une courtisane. Dame Gracia de Dernall.

— Ce nom ne me dit rien, jugea-t-il utile de préciser.

— Pas une grande perte. C'est une cruche sotte et bouffie d'arrogance. Elle s'imagine que, parce qu'elle a épousé le chancelier Laurent de Dernall, elle s'octroie le droit de marcher sur son monde. Ha, ce n'est pas elle qui est invitée à la table du prince, pourtant. Bouffonne.

Elle pouffa et lui lança un clin d'œil.

— Oh, ne faites pas cette tête ! s'alarma-t-elle. Je plaisante, bien entendu.

— Ah oui ? couina-t-il.

— Si je vous le dis ! Bref, si vous avez des informations, n'hésitez pas à me renseigner. Il en va de ma victoire à ce pari !

Lucézano se gratta la barbe, dévisagea un à un les autres convives, puis revint à dame Emren.

— Et quelle est la mise ?

Il s'arrêta. Penchée vers Élècte, la musicienne le négligeait derechef. Les deux femmes avaient repris leur babillage badin, à force de rires rougissants et de remarques taquines, mais dont l'inconsistance ne trahissait en rien une vaine frivolité ; elles renvoyaient l'image que l'on se représentait d'elles – que l'on souhaitait se représenter d'elle – sans heurter les croyances centenaires et l'ordre établi. Contraintes de puiser dans leurs fers une parcelle de liberté, elles érigeaient la niaiserie en bouclier, forgeaient la clairvoyance en une épée.

Au crépuscule, il y avait des loupsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant