Chapitre VII (Partie 1)

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— Place, place, tonitruaient les gardes et le chauffeur de la berline.

L'attelage des Arbrejais n'avançait plus depuis une bonne dizaine de minutes. Coincés dans une avenue bondée, les cheveux renâclaient et tapaient du sabot sur les dalles. Les soldats s'échinaient à creuser un chemin dans la foule, repoussant le flux de colporteurs et d'ambulants. Peine perdue, les rues ne désemplissaient pas : de front comme par l'arrière, la houle de populace se heurtait au véhicule. On se bousculait, on criait, on s'insultait, on chantait en cœur, bref, on vivait l'instant.

Irène reposa son livre. D'un geste nerveux, elle souleva le tissu du rideau pour la dixième fois en trois minutes et jeta un regard blasé par la fenêtre. Le vent salé investit ses poumons. Elle découvrait ce flanc de Furipic. La route épousait l'extrémité d'une falaise dégringolant sur l'Océan des Tempêtes. Les façades de hautes maisons colorées assombrissaient une partie de la voie. Le soleil naviguait à son zénith, dans une mer azur à peine troublée de nuages ; ses faisceaux enluminaient les flots, se suspendaient aux crêtes des vagues dans des scintillements fugaces. Leur conducteur s'était pensé malin en évitant l'Avenue du Cirque. Décision d'une rare stupidité. La capitale de l'Elbrin accouchait de nouveaux promeneurs à chaque coin de rue. Les festivités attiraient son lot de saltimbanques, prostituées, margoulins et autres opportunistes.

La dame d'Arbrejais jura. Le temps filait et elle craignait d'être en retard pour la réception au Palais Melkrand. Il fallait d'abord s'arrêter à leur hôtel privé, histoire de déposer les affaires, de s'apprêter, avant de reprendre la route en sens inverse. Une explosion dans les forges d'Actyn à l'instant de leur départ une semaine plus tôt les avait retenus trois jours de plus dans leur fief. Ils avaient également dû attendre la préparation de l'arquebuse pour le prince Jehal par Maximilien Gelfried. Ils ne parvinrent en vue de Furipic que la matinée des Fêtes du Blâme.

Irène rabattit le rideau et plongea la cabine dans l'opacité. Elle observa son frère face à elle. Égyle paraissait hermétique à l'engorgement des rues. Le visage fermé, sinistre, il fixait la jonchée de coussin droit devant lui. Peu loquace d'habitude, il ne parlait – depuis la nuit passée chez Gelfried – qu'en extrême nécessité pour satisfaire des questions.

Le voyage avait occupé toute l'attention de la dame d'Arbrejais et elle n'avait guère eu le temps de se concentrer sur l'humeur d'Égyle. Elle profita de ce contretemps dans la berline pour provoquer la conversation :

— On ne va jamais arriver à l'heure si ça ne s'améliore pas.

Aucune réaction. Irène se raidit et éleva la tête. Son crâne effleura le plafond capitonné de velours de l'habitacle.

— On devra se préparer en vitesse, remarqua-t-elle.

Cette fois-ci, il hocha du chef d'un signe discret, sans pour autant répondre à ses coups d'œil insistants.

— Où as-tu rangé l'arquebuse ? interrogea-t-elle sans se démonter.

— Dans le deuxième chariot, déclara-t-il, d'un ton vide d'émotion.

— Souhaites-tu l'offrir à Jehal ce soir, devant tous les convives ?

— À ta guise.

Irène soupira. À l'extérieur, les chevaux renâclèrent et la voiture se remit en branle. Ils avancèrent par à-coup, et les soubresauts du véhicule contre les pavés ankylosèrent davantage le séant épuisé par le voyage de la dame d'Arbrejais.

— Égyle, appela-t-elle.

Il l'ignora. Ses traits réguliers, éclaboussés d'un clair-obscur tamisé, se dérobaient dans les ombres de la cabine ; seules scintillaient ses prunelles céruléennes.

Au crépuscule, il y avait des loupsWhere stories live. Discover now