Chapitre V (partie 1)

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De l'or, de la beauté, des masques ; de beaux masques sertis d'or ; c'était sans conteste l'image que conserverait Lucézano de son séjour à Furipic.

Dans son jeune âge, son père Riccardo l'avait entraîné dans bien des pérégrinations : Uremine, Merisse, Sorren et même l'impérial Todel, capitale de l'Auguste Empire neuvien d'Elmyr. Toutes ces cours royales se dotaient d'atmosphères semblables ; on les figurerait presque confectionnées dans un unique moule : celui du mépris, de la cruauté, de l'indécence. Le Palais Melkrand n'échappait pas à ces clichés ; au contraire, il les magnifiait, les élevait, à un point inégalé de l'Histoire, et de cette banalité sublimée, puisait sa fatuité.

Une dizaine de jours s'était écoulée à la suite de son installation à Furipic. Une durée suffisante pour faire naitre en l'homme le plus attaché à ses racines l'envie de s'y prélasser pour le restant de ses jours. La vie au Palais Melkrand vous engourdissait ; molle, sensuelle et apathique, à l'image de son prince Jehal. Lucézano s'en aperçut au fil des réceptions dispensées par ce dernier ; il jouissait de cette capacité à déterminer avec un scrupule étonnant les personnalités des gens, à en brosser un portrait précis en quelques échanges.

Jehal était un homme sensible aux loisirs sophistiqués de la chère, de l'amour et de la musique. Le confort et les cajoleries de ses courtisans l'avaient émoussé, érodé, si bien que du tranchant de son nom, il n'en demeurait que des épines indolores. Son érudition bouffie d'arrogance quant à la chose artistique l'avait encouragé à s'entourer des peintres, sculpteurs et compositeurs les plus talentueux de son temps, réunis dans sa société mécène. Après tout, la princesse Agnès qualifiait le Palais Melkrand de vitrine ; le sursis concédé à l'existence de la principauté dépendait du flamboiement de cette renommée.

De l'or, de la beauté, des masques.

Le Palais Melkrand était une fête géante, sans fin, pulsant au son des violons, tambours, orchestres ; et racorni, sous les lumières fades des lustres et lampions, en un irréel instant d'ébriété dans l'Histoire de l'humanité.

Tous ces éclats obséquieux ne dérangeaient point Lucézano. Sa vie se résumait déjà à une série de mensonges et de bluffs. Il put ainsi se repaitre de tous les plaisirs de Furipic, de cette illusion savoureuse, sans s'incommoder du caractère impossible de ce chef d'œuvre instable de la nature humaine.

Et en général, il se méfiait du bonheur bon marché.

Pour le reste, l'essentiel des journées de Lucézano consistait jusqu'à là en un flegmatique déroulement de réceptions mondaines, d'escapades nocturnes, de promenades langoureuses et de rencontres heureuses. Parmi ces nombreuses découvertes humaines, il eut l'occasion de partager un thé avec Étienne de Bellerive. Poète de renom, maître incontesté du sonnet, il admirait auparavant ses travaux, son lyrisme épique, la justesse de sa plume et son génie éblouissant.

C'était le genre de rencontre inattendue, qui, arrivée à un moment charnier d'une existence, bouleverse votre vision du monde et vos croyances.

Emren de Rocheargent avait été à l'origine de l'entrevue. Depuis son premier diner sur le belvédère, Lucézano ne lui avait plus reparlé.

Elle l'avait surpris dans les jardins du prince, désertés sous les assauts torrides du zénith. Profitant de la quiétude ombragée des frondaisons, il griffonnait quelques écrits hésitants. Le soleil déversait sur lui une lumière émeraude et blanche et bleue, irisée par les embruns salés de l'océan non loin. Les ressacs mélancoliques des vagues, l'agitation éperdue de Furipic et le gloussement des fontaines grouillaient.

— Signore Lucézano ! Vous n'avez pas chaud ? avait-elle demandé en écrasant de son pas décidé les branches éparpillées au sol.

Il haussa un sourcil. Trop absorbé par sa versification, il ne s'était pas avisé de la nouvelle venue.

Au crépuscule, il y avait des loupsWhere stories live. Discover now