Chapitre II (partie 1)

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Une vie dissolue rencontre peu d'espaces de sureté dans laquelle un esprit malade peut s'épanouir et s'y réfugier sans jugement. La géographie des grandes villes, l'urbanisme des métropoles trémmulantes sont faits de telle sorte que les relents de luxure se ressentent à chaque coin de rue : dans un cabaret boueux, dans la chambre d'un prince tyrannique, sur les hauteurs d'une cathédrale. Certains arrivent à les éviter comme la peste. Pour d'autres... Une corruption en appelle une autre ; et lorsque la promesse de pénitence d'antan est trahie par le souvenir du furieux désir, la cité éveille en l'homme ses pires instincts.

En découvrant pour la première fois de sa vie les appartements de son demi-frère à Furipic, capitale de la glorieuse principauté d'Elbrin, Lucézano Delonci crut toutefois, et malgré sa volontaire dose de scepticisme, toucher cet espace de sureté. Dans un Palais Melkand réputé à travers le monde pour ces excès, déceler un temple hermétique aux vices l'étonna. Certes, son demi-frère avait un enfant, parait-il, mais certains parents se montraient négligents.

Lucézano s'avança vers une terrasse, mesurant le tempo de son pas. Il franchit des rideaux diaphanes secouées par la brise marine. Le vent transportait, dans le ronflement des ramures et le brouhaha des vagues, les fraiches fragrances des cyprès et l'humidité de la cité côtière. Des colonnes en albâtre, débordées de glycines parfumées, encadraient le panorama. Un merle, quelque part sur le toit de vigne, fredonnait au soleil couchant un gazouillis innocent. Le perchoir dominait l'océan des Tempêtes ; du creux de son lit, le crépuscule jetait ses faisceaux sanguinolents à l'assaut de la façade du Palais Melkand.

Un servant s'activait ici : il alluma un chandelier reposant sur une table en marbre et les torches suspendues aux piliers. Lucézano l'évita. Marchant sur la pointe des pieds, il s'appuya contre les balustrades et surveilla, de ses yeux noirs et tristes, le naufrage du soleil. Ce faisant, les ombres escaladaient les murs de la terrasse, assombrissaient les colonnes coiffées de feuillage.

Le servant acheva sa tâche et proposa à Lucézano quelque chose à boire ; sur un guéridon en osier trônait des verres et une carafe de vin. Il refusa d'un « non » poli. Il reprit sa contemplation silencieuse de l'horizon, l'esprit flairant les fleurs flétries d'un passé qu'il allait raviver. Sans parvenir à comprendre s'il devait pleurer, ou s'extasier.

Un claquement de porte l'arracha de ses rêveries. Une démarche pressée. La voix forte et tendue d'un homme. Un échange bref avec une domestique. Puis de nouveaux pas, plus légers cette fois.

La boule au ventre, la main droite posée sur la gauche, il pivota vers la salle de réception, séparée de la terrasse par ses rideaux transparents. Le maître des lieux se tenait sous la tringle. Le dos bien droit, la posture assurée. Les ors du soleil agonisant valorisaient les traits droits et rugueux de son visage. Agrafée à sa poitrine bombée, une broche en argent en forme de galion scintillait.

Un homme, un vrai, songea Lucézano en le reluquant. Comme aurait dit Père, et l'ironie de cette pensée le fit sourire. Un homme, oui, mais surtout, un gamin effarouché. Celui qu'il avait jadis protégé, aimé et chouchouté dans le château familial. Autrefois fils honni de Riccardo Delonci, le prospère armateur de la cité de Solys ; aujourd'hui conseiller d'un prince et époux de la plus belle femme du Warldiel si l'on se référait aux rumeurs.

Et qu'était-il devenu, lui, au juste ?

— Lucé ?

Ouïr la voix incrédule de son petit frère, de son demi-frère, dans une autre langue que la sienne après toutes ces années, l'ébranla.

— Vélando, rétorqua-t-il d'un ton éraillé.

Les prunelles noires de son cadet, brouillées par les tremblements des rideaux diaphanes, le fixèrent. L'espace d'une seconde, le monde s'abolit autour d'eux, leur cœur se pétrifia ; l'occasion pour eux de se mirer sans se voir, s'entendre sans parler, se comprendre et se humer ; l'occasion de tirer le fil des histoires inachevées, en un unique regard, intense, avant que les brisants de l'océan ne fracassent leurs navires.

Au crépuscule, il y avait des loupsWhere stories live. Discover now