Chapitre II (partie 1)

370 53 240
                                    

Du creux de l'Océan des Tempêtes, le crépuscule jeta des faisceaux sanguinolents à l'assaut des tours du Palais Melkrand de Furipic. Le vent berçait la terrasse et gonflait les rideaux vaporeux de la salle de réception. Héraut du printemps, la brise transportait, dans le ronflement des ramures et des feuillages, les fraîches fragrances des cyprès et des arômes entêtants de menthes ; ces fumets capiteux, qui répandent chez les jouvenceaux et jouvencelles les bons souvenirs enfouis de la prime jeunesse. Si purs, si fabuleux, qu'on pouvait les présumer évanouis une fois éteint le soleil de l'enfance ! Mais il suffit parfois d'un simple mot, d'une simple odeur, et ces fleurs flétries du passé sont ravivées...

Pourtant, les mots qui assourdissaient Lucézano Delonci de Solys n'avaient rien de grisant. Et il entretenait peu de bons souvenirs en lien avec la belle saison. En réalité, avait-il déjà conservé de bons souvenirs ? En toute logique, oui... quoique pour l'heure, la brume du désespoir les dérobait.

Perdus dans des songes insondables, ses yeux noirs surveillaient le naufrage de l'astre, englouti sous les vagues. Les ombres escaladaient les murs de la terrasse, assombrissaient les colonnes coiffées de feuillage et la table en osier. Un servant s'activait autour de lui et allumait les candélabres dorés. Il lui proposa quelque chose à boire ; un plateau sur lequel trônaient des verres et une carafe occupait un guéridon. Lucézano refusa d'un « non » sec. Sa main moite effleurait la lame de son poignard posé devant lui. Il frissonna à son contact glacé.

Prends cette dague, fils et pars ! Pars avant que je ne change d'avis. Pars avant que je ne te tue de mes propres mains. Tu n'obtiendras rien de plus.

Comme souvent face à son père, dépourvu de répliques et les yeux humides, il avait lutté ; contrôler son corps et paraître digne était vital dans ces conditions. En vain.

Certaines choses ne changeaient jamais.

Un claquement de porte l'arracha de ses sombres rêveries. Une démarche pressée. La voix forte et tendue d'un homme. Un échange bref avec une domestique. Puis de nouveaux pas, plus allègres cette fois.

Cahin-caha, car sa main tremblotait, Lucézano Delonci introduisit le couteau dans son fourreau. La boule au ventre, il pivota vers la salle de réception, séparée de la terrasse par des rideaux transparents. Le maître des lieux se tenait sous la tringle. Un homme, un vrai, comme aurait dit son père, et non plus ce gamin effarouché dont on moquait la petite taille, qu'il avait côtoyé, protégé, aimé et chouchouté au château familial ; un homme, oui, autrefois fils d'un prospère banquier et armateur de la cité de Solys, aujourd'hui conseiller d'un prince et époux de la plus belle femme du Warldiel si l'on se référait aux rumeurs.

Et qu'était-il devenu, lui, au juste ?

— Lucé ?

Ouïr la voix incrédule de son petit frère, dans une autre langue que la sienne après toutes ces années, l'ébranla : un effet étrange. Comme s'il retrouvait ces vestiges de l'enfance. Oh, on ne pouvait les qualifier de bons, mais d'une certaine manière, ils existaient. Il se disait parfois que nos réminiscences servaient simplement à cela. Une ancre attachée au passé, pour vivre et survivre aux tempêtes, pour s'orienter lors des accalmies.

— Vélando, glapit-il d'un ton éraillé.

Les prunelles noires de son cadet, brouillées par les tremblements des draperies diaphanes, le fixèrent. L'espace d'une seconde, le monde s'abolit autour d'eux, leur cœur se pétrifia ; l'occasion pour eux de se mirer sans se voir, s'entendre sans parler, se comprendre et se humer ; l'occasion de tirer le fil des histoires inachevées, en un unique regard, intense, avant que les brisants de l'océan ne fracassent leurs navires.

Au crépuscule, il y avait des loupsWhere stories live. Discover now