Chapitre VI (partie 1)

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Au travers des feuillages filandreux filtraient l'exquise mélodie d'une harpe et les pépiements folâtres d'une foule de courtisanes se pourchassant. Animé par sa propre nature, l'Océan des Tempêtes respirait ; ses ressacs réguliers, comme les battements d'un cœur, emplissait l'espace d'un tempo tenu. Ces strates de son s'accumulaient, s'élevaient et parvenaient, feutrées et atténuées, jusqu'à l'oreille du prince Jehal.

Confiné à l'abri du soleil, dans la loggia en serlienne de l'orangerie, la vision du souverain plongeait sur les jardins d'été et les jeunes femmes s'amusant ; au-delà se succédait un enchevêtrement de falaises, de rochers blanchis par le sel et de ronces sauvages. Et finalement, englobant l'horizon, le ciel brillant. Son bleu épousait le satin des flots, englobait sa démesure, et si ample et profond, aspirait à l'âme de l'observateur béat, ses sentiments philosophiques.

Profitant de la quiétude et des simples délices de la vie, Jehal soupira, s'affala plus encore sur son siège et ferma les yeux. Sur son visage, il sentit s'imprimer l'ombre folâtre d'une feuille bousculée par le vent marin. Elle ne s'éternisa pas. Une rafale la souleva et il éprouva derechef les caresses du soleil déclinant.

C'était le genre de journée splendide dont on repousse sans cesse le dénouement final avec une fébrilité touchante. Le genre de journée aux secondes riches et précieuses, qui empiète sur la nuit, et porte, avant même de s'estomper derrière une cascade d'ombre, les germes de la nostalgie à venir. Elle éclora, aussi surement que le soleil se lèvera le jour d'après. Elle éclora : le lendemain, une semaine, un ou dix ans plus tard ; qu'importe la période, le repentir du passé se manifeste toujours.

Le prince avait un don pour faire de ce genre de journée une norme – la vie au Palais Melkrand le permettait, si bien qu'il vivait partagé entre la pure plaisance du moment et l'appréhension de sa fin inévitable : une criante et urgente conscience de sa propre fragilité, des promesses inaccomplies de la vie, que chaque crépuscule doré évoquait.

— Je te cherchais !

Jehal rouvrit les paupières. Agnès grimpait les escaliers senestres de la loggia, escortée de ses deux gardes. Un livre lui barrait le giron. Une somptueuse robe turquoise, pailletée d'or, épousait son corps svelte jusqu'à ses aisselles et dévoilait sa gorge. Un décolleté évocateur, drapé de mousseline, réhaussait sa poitrine ; année après année, les échancrures des habits de la princesse se creusaient davantage, les soies s'allégeaient, les couleurs s'avivaient. Et à l'instar d'un moule, le choix de ses parures modelait le style vestimentaire des aristocrates du Palais Melkrand avec l'impérialité d'une nation conquérante. De rares vieillards s'insurgeaient de ces atours lestes et souples : ils y voyaient un égarement des mœurs. On ne les écoutait guère. À Furipic, ce type de discours était malvenu.

— Rien de particulier, répondit-il en lui souriant, la main en visière. Mon esprit flâne.

— Puis-je m'installer ?

— Bien entendu.

Un domestique en retrait s'occupa d'apporter une chaise. Sans mot-dire, la princesse s'établit et déploya son ouvrage sur ses jambes. C'était un recueil de poèmes éraldéens, écrits par l'un de ces fabuleux guerriers du Désert cuivré, maniant avec autant de conviction la plume et le sabre.

L'après-midi n'en devenait que plus agréable.

— Tu es heureux, constata Agnès après un moment en mettant de côté son livre.

Très tôt après leur mariage, il avait insisté pour qu'elle le tutoie, en privé comme en public. Il estimait cela plus commode. Leur union répondait à des impératifs politiques, évidemment, mais rien n'obligeait le devoir à devenir l'oxymore du plaisir. De son avis, seuls les esprits étriqués pensaient de la sorte, et de fait, se privaient de bien des surprises.

Au crépuscule, il y avait des loupsWhere stories live. Discover now