Chapitre V (partie 2)

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La suite de l'après-midi se dissipa derrière l'Océan des Tempêtes et les odeurs vives de l'océan, mielleuses du chèvrefeuille en floraison. Le crépuscule se languissait ; Lucézano en profita et s'aventura à l'extérieur des murs du Palais Melkrand. Il flâna entre les échoppes de la Place de la Paix et acheta à un fleuriste de renom un bouquet qu'il avait prévu d'offrir à la dame de Rocheargent le lendemain. Puis les ténèbres engloutirent Furipic et la nuit frisquette le rappela à ses quartiers.

Ce soir-là, le prince Jehal ne donnait pas de réception et un calme inhabituel ouatait les couloirs et galeries désertes du château. C'était une coutume ici : une fois par semaine, la fête se suspendait, le temps d'un entracte confus, en tension, avant de reprendre, toujours de plus belle, plus vite, excitante, trémulante. Comme le coureur invétéré qui recouvre son souffle avant de s'élancer derechef, une impression déroutante et surprenante se dégageait de cette sérénité éphémère. On la vivait avec mélancolie et culpabilité, dans l'attente fiévreuse d'un lendemain porteur de vœux d'amusement, de débauche et d'excès.

Le ventre vide mais l'esprit repu des bons souvenirs de la journée, Lucézano s'insinuait sous ses draps, quand Vélando entra dans sa chambre sans toquer et le força à venir souper avec Élècte, Jalis et lui. La fatigue lui fit décliner l'invitation, mais son frère s'entêta et il céda.

Il se rhabilla en hâte et traversa une volée de pièces. Les quartiers des Delonci occupaient une large portion du troisième étage de l'aile ouest du Palais. Tout s'y trouvait : confort, élégance, richesse. Mais ni les moulures dorées, ni les poêles en faïence, ni les riches jonchées de tapis n'atténuaient l'impression glaciale des lieux.

Les appartements se composaient de six chambres avec leur vestibule et salle de bain, tout autant de boudoirs, une bibliothèque, des patios et une salle de réception. Cette dernière s'ouvrait sur la terrasse ; sa belle-sœur et son neveu y étaient déjà attablés et babillaient. Nulle trace encore de Vélando. Lucézano préféra ne pas empiéter sur le domaine privé d'Élècte sans la présence de son frère et l'attendit à l'intérieur.

Ses yeux se promenèrent : la pièce, ample, accueillait de confortables divans, des fresques, un paravent sculpté et un bahut supportant des curiosités levantines, dont deux figurines d'Orientaux, attifés de turbans et de cimeterres. Les bougies d'un lustre, complexe d'une vingtaine de branches dorées, distribuaient un éclat tamisé.

Une collection de petits tableaux insignifiants agrémentait les murs. L'un d'eux se distinguait, par sa taille et l'éblouissement qu'il provoquait. Un N le signait.

C'était une toile aux dimensions humaines – une toise de long pour une demie de large – qu'encadrait un bois sombre. Deux silhouettes occupaient le premier plan et captivaient l'œil sans concession. Leur visage était brumeux, sommaire, mais on reconnaissait dans leur forme une femme et un homme, jeunes et beaux comme le sont souvent les jeunes gens amoureux, enlacés l'un à l'autre dans une valse. La danse vaporeuse avait été figée par l'artiste, pétrifiée sur un geste inachevé, conférant l'intuition d'une jeunesse tronquée.

La particularité du tableau tenait aux pigments utilisés pour représenter le couple : mille teintes de jaunes, d'orange et de rouge se mariaient, comme si le peintre était parvenu à capturer le vernis enflammé du soleil. La lumière verdoyait de leur corps, se répandait le long de leur habit et s'éparpillait à leur pied en une cascade de bronze. Au deuxième plan, des contours moins coruscantes et ambrés évoquaient un orchestre de violones, altos et trompettes.

Le bonheur et la volupté de la valse vous estomaquaient ; on ne parvenait à s'en détacher. Mais, habile, une ligne de fuite domptait votre vision et vous forçait à remonter vers le coin gauche de la toile. Là-bas, submergée d'ombres, une silhouette recroquevillée lorgnait les danseurs derrière une prison de lianes noirs. Le contraste, saisissant et inexplicable, troublait la quiétude de l'observateur attentif.

Au crépuscule, il y avait des loupsWhere stories live. Discover now