Chapitre V (partie 2)

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Le ventre vide mais l'esprit repu de vieux souvenirs, Lucézano s'insinuait sous les draps de son lit quand Vélando entra dans sa chambre sans toquer et le força à venir souper avec Élècte, Jalis et lui. La fatigue lui fit décliner l'invitation, mais son demi-frère s'entêta et il céda.

Il se rhabilla en hâte et traversa une volée de pièces. Les quartiers des Delonci s'étalait sur une large portion du troisième étage de l'aile ouest du Palais. Tout s'y trouvait : confort, élégance, richesse. Mais ni les moulures dorées, ni les poêles en faïence, ni les riches jonchées de tapis n'atténuaient l'impression glaciale des lieux.

L'appartement se décomposait en six chambres avec leur vestibule et salle de bain, tout autant de boudoirs, une bibliothèque, des patios et une salle de réception. Cette dernière s'ouvrait sur la terrasse ; sa belle-sœur et son neveu y étaient déjà attablés et babillaient. Nulle trace encore de Vélando. Lucézano préféra ne pas empiéter sur le domaine privé d'Élècte sans la présence de son frère et l'attendit à l'intérieur.

Ses yeux se promenèrent : la pièce accueillait de confortables divans, des fresques, un paravent sculpté et un bahut supportant des curiosités levantines, dont deux figurines d'Orientaux, attifés de turbans et de cimeterres. Les bougies d'un lustre, complexe d'une vingtaine de branches dorées, distribuaient un éclat tamisé.

Une collection de petits tableaux insignifiants agrémentait les murs. L'un d'eux se distinguait, par sa taille et l'éblouissement qu'il provoquait. Un N le signait.

C'était une toile aux dimensions humaines – une toise de long pour une demie de large – qu'encadrait un bois sombre. Deux silhouettes occupaient le premier plan et captivaient l'œil sans concession. Leur visage était brumeux, sommaire, mais on reconnaissait dans leur forme une femme et un homme, jeunes et beaux comme le sont souvent les jeunes gens amoureux, enlacés l'un à l'autre dans une valse. La danse vaporeuse avait été figée par l'artiste, pétrifiée sur un geste inachevé, conférant l'intuition d'une jeunesse tronquée.

La particularité du tableau tenait aux pigments utilisés pour représenter le couple : mille teintes de jaunes, d'orange et de rouge se mariaient, comme si le peintre était parvenu à capturer le vernis enflammé du soleil. La lumière verdoyait de leur corps, se répandait le long de leur habit et s'éparpillait à leur pied en une cascade de bronze. Au deuxième plan, des contours moins coruscantes et ambrés évoquaient un orchestre de violones, altos et trompettes.

Le bonheur et la volupté de la valse vous estomaquaient ; on ne parvenait à s'en détacher. Mais, habile, une ligne de fuite domptait votre vision et vous forçait à remonter vers le coin gauche de la toile. Là-bas, submergée d'ombres, une silhouette recroquevillée lorgnait les danseurs derrière une prison de lianes noirs. Le contraste, saisissant et inexplicable, troublait la quiétude de l'observateur attentif.

— Tu me suis ? l'appela Vélando en surgissant d'un couloir.

Arraché de sa contemplation, Lucézano coula un coup d'œil vers son demi-frère. Toujours aussi soucieux de son apparence, un pourpoint en taffetas blanc épousait son abdomen et valorisait sa musculature ciselée. Des chausses satinées lui bouclaient les jambes et les maillons de sa chaine en or et en onyx lui pendaient au mollet.

— Qui l'a peint ? éluda-t-il, figé.

Vélando s'arrêta sur le seuil de la terrasse et balança d'une voix dépourvue d'intérêt :

— Je n'en ai pas la moindre idée. Élècte s'est employée à la décoration de nos quartiers lorsque Jehal nous a installés ici. Et crois-moi, cela est pour le mieux.

Lucézano déglutit et s'en contenta. Après un dernier coup d'œil à l'œuvre, il s'aventura à l'extérieur.

Le papotage enjoué d'Élècte et de Jalis cessa aussitôt qu'ils émergèrent. Sa belle-sœur était aussi très en beauté ce soir-là, ainsi paré de sa cotte en samit aérienne ; oh, elle l'était tous les soirs à vrai dire, sans exception aucune. L'alizée gonflait sa chevelure châtaine et les falbalas de sa robe, troublait les flambeaux fixés aux arches et brusquait la nappe. Vélando ébouriffa les cheveux de son fils, embrassa sa femme puis se laissa choir à la place d'honneur avec un soupir d'aise. Lucézano se plaça à l'autre bout de table.

Au crépuscule, il y avait des loupsWhere stories live. Discover now