Chapitre VII (partie 3)

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Le palais Melkrand est une fête.

C'était une vieille devise, qui s'était dotée avec le temps d'une force prophétique. On la répétait à foison, surtout aux étrangers visitant Furipic ; ces derniers s'étonnaient de voir la demeure princière vibrer chaque nuit, avec un tel fanatisme. Car comme le ressac de l'Océan qui ne faiblit pas et que l'on prévoit, de nouvelles festivités se matérialisent tous les soirs dans cette brume vaporeuse de gloire et de chair.

Passé le languissant crépuscule et sous la garde des étoiles, les incessants va-et-vient des convives entre les promenades de l'Orangerie et la galerie s'accentuent. Les colonnes d'ivoire s'illuminent – les statues sont couvertes d'ombre –, la musique séduisante s'éprend d'elle-même et les amants s'aiment par-delà le raisonnable. Les fruits sont succulents, la viande tendre. L'orchestre joue si fort que l'on discerne les notes depuis les manoirs accroupis au pied des murailles du Palais. Morceau après morceau, les riches rires s'apprivoisent, plus francs, les langues se défont, les corsets se détachent. Un souffle puissant, grisant, monte de la terre, de la mer, insuffle dans le cœur de chacun le courage d'un hérétique.

Puis, les feux d'artifice explosent ; les festivités peuvent enfin commencer.

Le palais Melkrand est une fête.

Rohan avait entendu cette sentence à de multiples reprises. Dans la bouche de marins, soudards et autres prostituées vagabondes. Sceptique de nature, il n'accordait aucun crédit à cette légende d'un château célébrant chaque nuit des péchés démiurgiques et des vices voluptueux. Il jaugeait ces éloges comme les emphases d'esprit facilement impressionnable.

— Cela doit bien s'arrêter à un moment, avait-il argué à l'une de ces catins alors qu'il visitait Furipic pour la première fois. Les gens se reposent, se lassent !

— Jamais, répliqua-t-elle, son accent oriental brouillant sa conviction. Tant que l'Elbrin existe, la fête continuera !

Comme si chaque crépuscule vécu était une victoire de plus, négociée avec hargne et insouciance contre des Dieux impotents, estropiés de leur autorité et de leur miséricorde.

Le palais Melkrand est une fête.

En franchissant les gigantesques ouvertures de la galerie, Rohan confessa in petto sa fieffée sottise. Emboitant le pas à Tybalt Montgoracy, la célébration se déroula à eux comme les portes d'un paradis oublié, réservé à une poignée d'apôtres de l'excentricité. Au fond de lui, il regretta sa présence en ce lieu. Il y avait un je-ne-sais-quoi de maléfique dans ce vin que l'on versait, ces baisers que l'on s'échangeait, cette valse que l'on dansait, ces pommes que l'on croquait.

La bouche du capitaine Prestebrume tomba ; ses yeux papillonnèrent ; ses jambes tremblèrent. De part et d'autre d'un hémicycle cerné de colonnes, une dizaine de longues tables s'étalait. Une poignée d'invités – les plus âgés – s'étaient assis ; la majorité paradait, nantis des plus luxueux tissus, dans une concurrence d'opulence.

Réflexe de vieux guerriers, il compta cinq sorties pratiquées dans les murs. Tout autant de balcons à balustrades trouaient la galerie, donnaient sur les promenades et laissaient s'entrapercevoir le flanc sud de Furipic, noyé derrière ses lampions, de ténèbres étincelantes. Un impressionnant double escalier en lambris de chêne poli, monument d'architecture, conduisait à sa droite aux étages supérieurs.

Gorge déployée, un héraut vociféra quelque part dans cette assemblée, avec de fortes intonations elbrinoises :

— Et enfin, notre dernier invité de prestige. Tybalt de la maison Montgoracy, comte de Salveval.

Au crépuscule, il y avait des loupsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant