Chapitre III (Partie 1)

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— Un peu plus à gauche. Voilà, parf... non, pas autant, non. Non ! Eh, vous m'entendez ! Ne touchez plus à rien. Arrêtez tout !

L'air idiot, l'apprenti s'écarta du somptueux buffet. Lorsqu'Irène se rua vers lui, haletante, l'homme en effectua deux autres en arrière. Conséquence évidente, il perdit son équilibre et chavira sur un tapis ; émaillé d'une centaine de coloris, de lignes et de motifs raffinés, ses teintes rappelaient le flamboiement d'une vallée automnale.

— Vous le faites exprès, dites-moi ? expectora-t-elle, hérissée.

— S'xcusez-moi, m'dame... d'Arbrejais, suffoqua-t-il en se relevant.

— Ce n'est pas une réponse. Le faites-vous exprès ?

Comme l'homme s'épongeait le front, il prit deux secondes avant de formuler un gargouillis en guise de réponse ; deux secondes suffisantes pour ressentir l'absolu besoin de le gifler. Et cette façon dont il levait les yeux l'agaçait.

— Non, m'dame.

— Bien. Très bien.

La jeune femme pinça le bras du bougre et le poussa sans ménagement en bas de l'escalier en marbre. La texture humide de ses habits imbibés de sueur et les effluves fétides de ses aisselles lui occasionnèrent un haut-le-cœur. Le nez fripé, elle pointa de son doigt le buffet ornementé de boutons d'or, de fresques en ébène et de moulures sophistiquées.

— Voyez, maintenant, s'écria-t-elle. Voyez le jeu de lumière des vitraux. Les rayons s'inclinent là où devrait se tenir le meuble. Vous comprenez ? Quand on pénètre le hall, c'est la première chose qui doit nous frapper... frapper d'émerveillement. Voilà pourquoi je vous avais dit de le placer à cet endroit, articula-t-elle. Non pas , non plus ici ! mais centré, centré sur les marches. Vous saisissez ?

L'apprenti grommela son assentiment ; le front parsemé de gouttes d'eau, il tira le col de sa bure. Elle ne lui en tint pas rigueur. La cacophonie ambiante qui gonflait l'air – on rénovait à grands frais le château pour commémorer leur récent anoblissement – s'alourdissait d'une canicule printanière proprement absurde. Les invectives tempêtaient, les scies grinçaient et le domaine des Arbrejais vibrait sous cette ardente effervescence. Elle-même, sans s'affairer à la tâche physique, sentait poindre une forte migraine. Et sa robe diaphane lui collait à la peau.

— Suis-je tordue ? s'interrogea alors Irène en analysant, tête inclinée, le meuble.

— Hein ?

— Répondez-moi, au nom des Neuf-Seigneurs ! Est-ce moi qui suis tordue ou est-ce vous ?

— Euh... m... moi, j'suppose.

— Ravie de l'apprendre ! J'en déduis donc que...

Elle s'arrêta. Par-dessus le tapage des travailleurs, une démarche urgente retentit dans le vestibule.

— Qu'importe, siffla-t-elle. Retournez-y et déplacez le buffet au bon endroit, pour l'amour des Neuf-Seigneurs.

Le toussotement d'une femme, suivi d'un bruissement de révérence, l'invita à pivoter. Gourmée comme à l'accoutumée, lady Tenda, l'intendante du château, l'observait. Son petit visage rosé était immaculé en dépit de la température. Fille d'un baron désargenté de la lointaine Normalie, elle les servait avec une fidélité touchante depuis bientôt cinq ans. De sa noblesse perdue, elle conservait malgré tout l'attitude et la philosophie. Ses yeux ternes mais madrés, sous sa coquète coiffure blonde, pétillaient d'une triste intelligence.

— Dame Irène...

— Ma douce ! l'interrompit-elle en se laissant choir sur le froid escalier. Vous tombez à merveille. Envoyez-moi de l'eau et des glaçons du cellier, je vous en prie. Et... proposez-en à... ?

Au crépuscule, il y avait des loupsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant