Chapitre IV (partie 2)

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Sir Rohan Prestebrume n'aimait pas Merisse. Aucune personne sensée n'aimait Merisse. Comment apprécier ce tourbillon décousu de saletés, de cadavres de chats, de liquides, de détritus et d'odeurs ? Comment apprécier ce fatras de bauges et de manoirs trop pompeux, se lorgnant soit avec jalousie, soit avec suffisance ? Cela n'empêchait pas deux cent mille âmes d'y cohabiter. Dont sa carcasse amochée. Un concubinage difficile.

Les Hommes étaient rebelles à la raison.

Car Merisse détenait ces enchantements énigmatiques de la femme inaccessible. Du genre que l'on rencontre une ou deux fois dans une vie ; au détour d'une ruelle, sur les hauteurs d'un promontoire, dans des bas-fonds ténébreux, et dont l'appel enflammé, la voix grave ou le parfum entêtant, vous hante, vous obsède en permanence. La certitude d'en percer les secrets est minime, mais l'espoir d'y parvenir enivrant ; et l'espoir alimente la passion, la passion le feu de la déraison.

Parmi les innombrables mystères de Merisse, il y avait son Pont, toujours en construction, que Rohan parcourait en mauvaise compagnie.

On pouvait envisager sous plusieurs aspects l'inachèvement du chantier du Pont de Merisse. Entamé un siècle plus tôt, lors du règne d'Eadred IV le Baptiseur, ses neuf arches enjambaient cinq cents mètres d'eau et reliaient l'Île-du-Palais, plantée au centre du lac Miroir, et la rive sud de la ville. C'était un fouillis de bois vermoulu et de pierres lancinantes, de huttes en colombages, d'échoppes, où pouvaient circuler deux paires de chariots de front sur les passages les plus dégagés, et seulement un homme entre ses interstices malfamés – généralement, il s'agissait d'un ivrogne.

Certains voyaient en ce monument inaccompli une incarnation de la démesure et de l'incompétence du royaume à structurer l'espace autrement que par des festons dorés, statues et gargouilles. D'autres, plus poétiques, appréciaient le Pont comme un échantillon de Merisse : ville vivante, en éternelle transition, et pourtant figée, traînée vers le passé par les caprices archaïques du pouvoir.

Rohan n'avait que peu d'avis là-dessus. À son absolue et simple opinion, il s'agissait juste d'un fichu pont, et qui puait la mort.

La plèbe aussi ne développait pas tant de réflexions ; elle s'était progressivement emparée du lieu, comme d'un dû. Elle l'avait baptisé du nom de la Traversée ; et ce sobriquet détenait une force évocatrice sans pareil. En s'y rendant, l'on se confrontait à la foisonnante diversité du monde : ses pires crapules et ses fortunes indécentes ; ses tragiques existences et merveilleuses destinées. La Traversée, c'était un désordre suffocant et poussiéreux ; un capharnaüm ininterrompu de disputes, de négociations oiseuses et parfois, de complaintes d'agonie. Le repère des putains, des gosses de rue, des rombières toujours en colère, des poivrots pathétiques, des aigrefins, des tavernes et autres estaminets, où s'y attarder une nuit réduisait considérablement votre espérance de vie. Mais la Traversée, de l'autre côté du donjon édifié à mi-distance du pont – le Gaillard – c'était aussi cette promenade faste et dégagée, agréable en tout temps, où baguenaudaient la noblesse du Palais Cristal, les pimpants couples d'aristocrates, inlassablement jeunes et élégants et désabusés, flagrant d'encens de lavande, aux heures harmonieuses du crépuscule... et sous les regards sauvages d'un peuple qu'ils dédaignent.

En se frayant un chemin avec son escorte, Rohan se rappela que son premier souvenir de Merisse avait été le Pont. Il célébrait alors son seizième printemps, le cœur saturé de réserves d'espoir et d'ambitions.

Des taches de sang maculaient encore les pavés cassés. On disait que les Vêpres vermeilles avaient atteint leur paroxysme ici. Pourtant, les badauds reprenaient leurs affaires. On saluait, avec une froideur cordiale, le possible assassin de son frère, le meurtrier de son fils, le violeur de sa mère. Il le fallait bien ; la vie suivait toujours son cours, insensible aux traumatismes.

Au crépuscule, il y avait des loupsDonde viven las historias. Descúbrelo ahora