Chapitre V (Partie 3)

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Les cloches de Furipic carillonnèrent quatre coups distincts et cristallins. Peu après les tintements, Lucézano se présentait à la porte d'Emren, la poitrine vibrant au rythme exalté de son cœur. Une main tenant le bouquet de fleur acheté la veille, l'autre en suspens, il emplit ses poumons d'air et heurta le bois. Une domestique l'invita à entrer et lui indiqua le chemin. En traversant les appartements de la dame de Rocheargent, il expérimenta une première déception ; il s'attendait à trouver de véritables trésors d'arts, des riches buffets, des collections d'ouvrages, des artefacts d'âges archaïques, des sculptures, des tableaux... Mais rien de tout cela. Aucune toile n'ornait les murs et nulle tapisserie ne réchauffait le lieu. Seul quelques violons occupaient une petite place près d'un buffet.

L'écho de ses pas visitant les voûtes grises et vides, il se fondit dans un vestibule, descendit quelques degrés et arriva auprès de son hôte ; la pièce, plus conviviale, s'étageait à une pergola s'ouvrant sur Furipic. Une paire de colonnes ioniques séparaient le salon de la terrasse. Le vacarme lointain de la cité et de son port, baigné sous le torrent brillant du soleil, taquina son oreille.

Emren, investie dans un chaleureux verbiage avec un homme qu'il identifia comme Étienne de Bellerive, lui offrait le dos. Les deux prenaient racine sur un divan. Le poète toussa et la dame de Rocheargent se retourna.

— Signore Delonci ! s'écria-t-elle en bondissant. Vous arrivez juste à temps. Oh, vos fleurs sont ravissantes. C'est de la jacinthe ?

Par des sautillements gracieux, elle l'atteignit, le délesta de son présent qu'un serviteur récupéra, attrapa sa chemise et l'attira avec une vigueur d'auroch vers les fauteuils. Pleine d'émoi, elle s'occupa des présentations. Étienne de Bellerive, affichait, avec un chic d'esthète, une cinquantaine grisonnante et bien entretenue. Les lèvres frissonnantes comme une feuille d'automne, Emren reprit son bavardage :

— Nous parlions des fêtes du Blâme !

— Il parait qu'elles seront fastueuses, commenta le poète.

— Rassurez-moi, vous y assisterez ?

Il sembla à Lucézano qu'elle s'adressait à ses deux convives, mais seul Étienne répondit :

— Ce n'est pas prévu, malheureusement. Son Altesse ne m'a pas fait gré d'une invitation.

— Sérieusement ! Mais tu n'en as plus besoin, non ?

— Non, en effet. Mais le message est clair. Encore récemment, j'étais un hôte d'honneur aux réceptions de Jehal. Une fois, je me suis même assis à la sixième place à la droite du prince ! Il m'avait d'ailleurs proposé de diriger sa fondation, la Société Lumineuse. Aujourd'hui, j'aurais de la chance de trouver un siège pour m'accueillir lors des festivités.

— Oh, s'excusa Emren.

La déception revêtait sur son visage un caractère doux, comparable au chagrin d'un enfant ; en général, tout en elle évoquait une pureté et une franchise juvénile.

— Les temps changent et ma plume s'alourdit, s'apitoya le poète, résigné. Le sonnet qui a fait ma gloire ? Fini, mort, enterré ! On ne jure que par l'opéra, aujourd'hui.

— Je ne trouve pas, intervint Lucézano. À Solys, les deux cohabitent sans ternir l'éclat de l'un ou de l'autre. Nos madrigaux font d'ailleurs de très bons versificateurs.

— Lucézano écrit lui aussi des poèmes, révéla Emren, débordante d'enthousiasme. Ils sont très émouvants.

Qu'elle prenne ainsi la liberté de révéler cet élément lui déplut. Le rouge aux joues, il s'enfonça entre les coussins du fauteuil. Il sentait arriver le moment où Étienne demanderait à voir ses productions. Cela ne manqua pas :

Au crépuscule, il y avait des loupsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant