Chapitre VI (partie 2)

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— Je déteste la noblesse, rumina Rohan Prestebrume entre ses dents.

La journée ne finissait pas. Main droite comprimée autour d'un verre, le capitaine bondit sur ses pattes et se planta sur le balcon. Sa nervosité s'accentuait à mesure que s'effaçaient les dernières lueurs du ciel vermeil derrière l'océan des Tempêtes et un amoncèlement de lourdes nuées. Un alizé frisquet soufflait sur les hauteurs de Furipic ; il charriait, dans ses coups de vent bruyants, les troublants parfums des orangers et cyprès boisant chaque artère, et les claquements des tuiles.

L'hôtel particulier attribué aux Montgoracy le temps de la célébration des fêtes du Blâme culminait la cité. Derrière une trouée d'arche, le perchoir offrait un panorama imprenable sur la ville. L'Amphithéâtre de montagnes s'inclinait, degré après degré, ruelles après rues, jusqu'au Palais Melkrand et l'Océan.

— Sauf votre respect, chef, vous en faites partie aujourd'hui, marmonna Sef.

Rohan obliqua sa tête. Effondrés sur une longue table en marbre, Sef et Eudes, ses deux compagnons de fortune, l'observaient, l'air taquin. Bon gré mal gré, les bougres l'avaient accompagné depuis Merisse. Il les avait mandatés à la suite de sa rencontre avec la reine Adellique et leur fit miroiter quelques écus d'or pour les convaincre de réaliser le voyage. Ils appartenaient à sa troupe. C'étaient de vraies crapules, de la pire espèce, mais de loyaux soldats malgré tout. Vilains, rudes et impitoyables, mais discrets. Ce qu'il lui fallait pour l'expédition.

— Seulement par intérêt, mon petit, grogna-t-il. Seulement par intérêt.

Il reprit sa contemplation des venelles propres de la ville qu'on illuminait de mille lampions. Il admira les splendides aqueducs marmoréens cascadant du sommet des cimes et déversant, dans chaque quartier, l'eau pure des lacs de montagnes. Il discerna les jardins à la végétation exotique, dans le soir velouté.

La journée ne finissait pas. Ce voyage ne finissait pas. Et chaque minute qui passait accentuait son exaspération.

Réveillés aux premières fleuraisons d'une aube glaciale, à trois lieues de Furipic, Rohan Prestebrume et sa maigre troupe avaient levé le camp en hâte. En dépit de l'engourdissement de ses os ankylosés par une semaine d'intense chevauchée depuis son départ de Merisse, il imposa un trot militaire à Eudes et Sef. Il ambitionnait d'atteindre la citadelle avant l'ouverture de ses portes ; sans quoi, la circulation des badauds et marchands risquait de les ralentir. Et le temps leur manquait, cruellement. La petite troupe avait ainsi dégringolé vers les combes environnantes, où sinuait un sentier harmonieux, parsemé de peuplier, s'enfonçant plus encore au cœur des pics verdoyants.

Une houle de brume effilochée à la cime des arbres ondulait ici-bas et noyait les vallées ; le soleil – tache à peine visible au creux des monts – ne parvenait à transpercer ce rideau poudreux. L'humidité salée accrochait aux vêtements et à l'encolure des montures une rosée étincelante.

Chevauchant à un rythme soutenu, ce fut d'abord par le ressac ténu de l'Océan des Tempêtes qu'ils se surent proches de leur objectif. Puis les quelques domaines et manoirs, résidences secondaires des habitants de la capitale de l'Elbrin, annoncèrent, tout en subtilité, la civilisation. Et minute après minute, à mesure que l'astre prenait son envol, le brouillard s'abolit, et Furipic se dévoila, rutilant sous les ors luisants de l'aurore.

Pour Rohan, c'était la troisième fois de sa vie qu'il posait ses yeux émerveillé sur ce joyau humain. Et l'habitude n'amenuit en rien le plaisir d'un pareil spectacle ; au contraire, elle le renforça. Tel le diamant enchâssé dans les griffes d'une bague, la cité s'épanouissait au pied d'un hémicycle montagneux. Le cuivre oxydé des innombrables dômes accordait son bleu à celui de l'océan des Tempêtes ; et l'albâtre scintillant des manoirs à l'écume du ciel. Plein ouest, une avenue séparait la ville en deux ; elle traçait, des murailles jusqu'au Palais Melkrand, un axe de pierre et de marbre, cerné d'une sombre verdure.

Au crépuscule, il y avait des loupsWhere stories live. Discover now