Chapitre III (partie 3)

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Maximilien Gelfried, en bon élmyrien de l'Auguste Empire, se submergeait d'alcool et ne manifestait à cet égard aucun trouble. En dépit de sa quarantaine grisonnante et bien entretenue, il fallait admettre que même sobre – s'il l'eut déjà été un jour – son inconstance frisait la démence et son allure chaloupée le ridicule. Son exode pour l'Elbrin une dizaine d'années plus tôt, précipité par l'exacerbation des tensions entre les États repentis et les États consacrés de l'Empire, n'avait en aucun cas altéré son amour pour la boisson. Et, comme en témoignait la main aventureuse de sa compagne, qui ne cessait de s'extasier, son affection pour la chose... festive demeurait tout autant inchangée.

— Je n'ai encore pas eu... la possibilité... de vous féliciter, mâchonna l'ingénieur en bataillant contre un bout de viande. Pour votre anoblissement.

— Voilà qui est fait, maugréa Égyle. Ne nous épanchons plus là-dessus.

— Mais je suis curieux. Comment cela a-t-il été rendu possible ?

— Nous avons œuvré dans ce sens. Tout simplement.

La roideur de sa voix déchaîna dans la pièce un blizzard à vous tourmenter les oreilles de givre. Irène crut même entendre une porte claquer dans une chambre voisine. Mais Gelfried, tout réchauffé par l'alcool et la ribaude presque en rut à ses côtés, ne perçut pas ce soudain coup de froid. Fourchette en main, son bras décrivit un arc de cercle et piqua de l'assiette une portion de chapon.

— Le travail ! C'est la clé de la réussite pontifia-t-il, lorgnant sous les ors frugaux d'un candélabre sa pitance. Pas vrai, ma douce colombe ?

— Le travail, hmm, oui ! gazouilla sa compagne, avec la même intonation que l'on employait pour aguicher des soiffards à la porte d'un bordel miteux.

À peine arrivé à maturité, le visage tout en rondeur de la pauvre fille pouvait tenir dans la paume d'une main. Un saphir disproportionné pendait à son cou et chatoyait de mille rutilements en dépit de la chétive luminosité. D'une beauté paysanne et farouche – de celle qui attire les vieillards en bout de course, éprouvés par toute une vie de conformisme – elle avait une opulente chevelure couleur d'éteule et des petits yeux, où se disputaient différentes nuances de gris et de bleu. Son sourire, tantôt timide, tantôt impertinent, jamais dépourvu d'angoisse, et ses gémissements forcés provoquèrent à Irène un étrange pincement au cœur. Quelle triste, vaine et dérisoire existence.

— Je me doterais bien d'un titre de noblesse, moi, déclama leur hôte. Lord Maximilien et lady Synée Gelfried. Cela nous siérait bien, non, ma colombe ?

— Hmm, oui, mon lord Maximilien.

— Faites donc la demande au prince Jehal, ironisa Égyle, cassant. Travailleurs acharnés que vous êtes, vous avez toutes vos chances.

— Ah oui ? Cela se remarque que nous travaillons beaucoup ? s'extasia ladite Synée, les prunelles pétillant d'une candide joie.

— Tout autant que votre dignité.

Le cou de la dame d'Arbrejais craqua lorsqu'elle tourna sa tête en direction de son frère. Il ignora son regard insistant, trop absorbé par sa détestation du couple lui faisant face. Fort heureusement, Gelfried, ingurgitant goulûment un énième verre, ne prêta pas l'oreille au camouflet. Et si, selon toute apparence, sa compagne l'avait bel et bien entendu, elle ne le prit point pour une insulte. Davantage comme un compliment. Quant à supposer qu'elle en avait au moins compris le sens... l'assertion était encore trop prématurée.

— On raconte à Actyn que vous rénovez votre château, enchaîna Gelfried en s'essuyant la bouche.

— Les Arbrejais se parent de nouvelles fleurs au printemps comme le veut notre adage, lui sourit Irène, satisfaite à l'idée de changer de sujet. Et celui-ci s'annonce sous les meilleurs auspices, vous ne trouvez pas ?

Au crépuscule, il y avait des loupsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant