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     21h00. À quelques heures de mon départ, jamais je n'aurais pensé me retrouver à quatre pattes dans le salon en train de frotter une mare de liquide rouge déjà bien absorbée par les fibres blanches du tapis. Tout le monde sait qu'il n'existe rien de plus salissant, mais cela n'avait pas empêché mes parents d'en tomber amoureux.

     Je les revois encore. Ils déambulaient dans les rayons d'une grande enseigne de meubles et de textiles, complices, main dans la main, en riant et en s'extasiant de tout. Et puis, ils s'étaient arrêtés net devant une pile de tapis maladroitement superposés. À son sommet, trônait le Graal. Il n'était ni trop grand, ni trop petit. Simple. Sobre. Blanc. Ils s'étaient alors longuement regardés, avant de se tourner vers moi pour me demander mon avis. Du haut de mes huit ans, j'étais si heureuse de voir leurs yeux briller d'émerveillement que je leur avais adressé le plus grand sourire qu'il m'était possible de dessiner sur mon visage. L'affaire était alors conclue.

     Dénicher l'objet unique qui pourrait compléter à merveille leur univers était leur jeu favori. Certains leur lançaient parfois des regards de travers, teintés d'un brin d'incompréhension. D'autres pensaient probablement que leur comportement était peu compatible avec la quarantaine d'années qui marquait leur visage. Moi, je les ai toujours regardés au-delà des apparences. Mes parents étaient simplement humains. Francs. Heureux. Amoureux.

     - Et surtout, n'oublie pas le sel !

     S'il y a bien une personne dont le sens pratique ne m'étonne plus depuis longtemps, c'est ma mère. Étant donné le nombre de fois où elle m'a déjà fait part de cette astuce au cours de ces dernières années, je ne risque pas d'oublier d'étendre une épaisse couche de sel sur la tache afin d'absorber les restes de vin. Mais aujourd'hui, c'est peine perdue. Je l'ai su avant même de commencer. Le tapis a malheureusement vécu sa dernière heure.

     De dépit, j'envoie valser l'éponge dans l'évier et laisse le mince filet d'eau couler à travers mes doigts. La caresse apaisante du flux au contact de ma peau me rappelle l'époque de nos escapades familiales aux chutes de Burney. C'est là-bas, devant les eaux glaciales du bassin turquoise, que mon père avait demandé la main de ma mère. Retourner chaque année sur ce lieu était une façon aussi romantique que symbolique de pérenniser leur engagement.

     - Abby ?

     La voix qui me sort de mes pensées me fait sursauter. Ma mère se tient à mes côtés.

     - Tu étais encore en train de rêver ?

     - Je ne vois pas de quoi tu veux parler...

     Elle soupire en secouant la tête d'un air désapprobateur.

     - Tu devrais te coucher tôt ce soir. Ça te ferait du bien. Et n'oublie pas le sel !

     Je veux la rassurer, mais elle a déjà tourné les talons pour retourner à son bureau. Elle y passe la majeure partie de son temps depuis que mon père a laissé un grand vide dans notre maison. Elle est probablement partie écrire. Encore et encore. Depuis quelques semaines, elle ne fait que ça. Écrire. Elle laisse inlassablement sa plume courir sur le papier afin de ne jamais oublier leur histoire. Trop belle, trop précieuse. Unique. Écrire est le seul exutoire qui la maintient encore en vie et qui lui permet de faire face à l'absence. L'esquisse d'un sourire se dessine même sur son visage à chaque fois qu'un souvenir de leur vie de couple lui revient en mémoire, de ses débuts jusqu'à cette dernière année. Avant que leur univers ne s'effondre...

     Après de longues semaines de détresse, cela me soulage de la sentir enfin plus apaisée. Ce soir, par exemple, nous avons partagé ensemble un agréable repas autour de la table basse du salon. Assises en tailleur, nous avons passé notre temps à nous remémorer les plus belles anecdotes des moments que nous avions pu vivre tous les trois. Enfin, jusqu'à l'instant où un subit éclat de rire de ma mère m'a fait tressaillir. Le verre m'a alors échappé des mains et tout son contenu s'est rapidement répandu sur le tapis. En regardant sa précieuse relique se tinter de rouge, le sourire de ma mère a vite été remplacé par une détresse profonde et un sentiment d'impuissance.

Dimension: Tome 1 - Les portails de l'OmbreDonde viven las historias. Descúbrelo ahora