Le Harem de Sar Ka Ha

• Le Temps et Le Dégoût

• Neuf ans plus tard •

Son reflet n'était plus le même. Plus du tout. Du haut de ses vingt-sept ans, Nejanne avait désormais le regard d'une femme âgée. Ses pupilles hurlaient des souffrances trop profondes et trop grandes pour que des mots puissent être posés dessus. Son ventre était rond. Il n'avait plus jamais été plat depuis des années, et que très rarement inhabité. Sa peau et ses seins étaient zébrés et distendus, le résultat de ses douze grossesses, en comptant celle de ses aînés, et celle où l'enfant n'a pas survécu.
De plus en plus, des cheveux blancs apparaissaient sur son crâne, et ses cernes ne disparaissaient jamais, ne pouvant être cachés l'un et l'autre que par des teintures et du maquillage.
Aujourd'hui était un grand jour, et Sar Ka Ha détestait ces marques de vieillesses sur sa propriété, alors les servantes se pressaient à cacher d'autant plus tout ceci. Même son ventre énorme était serré le mieux possible sans un corset pour paraître moins imposant, malgré le petit être qui y vivait. Et sa poitrine redressée au maximum, étouffant dans son décolleté. Nej devait être belle devant les invités du Seigneur, c'était même la seule chose qui lui était demandée.
Mais ce n'était pas ça qu'elle redoutait le plus, car désormais, elle était habituée à la colère de Sar Ka Ha pour toutes ces choses qu'elle ne pouvait pas contrôler. Chaque jour, il la désirait un peu moins et il perdait patience un peu plus. Il ne l'aimait plus depuis des années. Elle ne saurait dire précisément depuis quand, mais elle savait parfaitement que si elle était encore en vie aujourd'hui, c'était uniquement parce qu'elle était la mère de ses enfants. Ce qu'elle craignait le plus, c'était justement que ce soir, ils seraient tous présents, tous ces petits monstres à l'image de leur père. Il y en avait seize, car de toute évidence, Sar Ka Ha et elle étaient faits pour être fertiles: les paires de jumeaux étaient nombreuses.
Nejanne méprisait ces choses. Elle ne les voyait quasiment jamais, sauf à ce genre de réceptions, et celui lui coûtait. Elle préférait encore se faire violer et se faire battre. Avec les années, son corps ne ressentait presque plus rien, elle était devenue insensible à la cruauté et insensible à la douleur. Son âme non plus ne ressentait plus rien, quasiment du moins, car elle ne pouvait pas s'habituer à la présence des êtres qu'elle avait mis au monde, elle n'y arrivait pas, quoi qu'elle fasse. Et par leurs fautes, elle était contrainte de rester en vie, elle était contrainte de continuer de respirer. Si elle avait été infertile, Sar Ka Ha se serait débarrassé d'elle depuis longtemps, et ça aurait été préférable.
Mais... elle savait aussi que si ça avait été le cas, Solveig serait morte également.
Solveig... qu'était-elle devenue? Etait-elle en vie? Où? Etait-elle heureuse? Comment?
Lorsqu'elle regardait par la fenêtre, Nejanne ne pouvait s'empêcher de penser à son amie, son amour. Elle l'espérait libre, et épanouie. Elle espérait ne pas avoir fait tout ceci pour rien...

La servante s'acharnait à camoufler les vergetures sur le décolleté de Nejanne. Cette dernière finit par perdre patience.

-Ça suffit! Tu es vraiment incapable!

Elle lui arracha la mousse des mains et finit de le faire elle même, avant de la jeter au sol en se levant.
Bien loin était le temps où Nejanne craignait la colère de Sar Ka Ha sur ses servantes, ou tenait à être gentille. Ce genre de choses n'ont plus ne la touchait plus. La cruauté ne la touchait plus. La mort ne la touchait plus. Les larmes ne la touchaient plus.

Nejanne était restée. Et avait fini par perdre ce qu'elle tenait le plus à garder: un petit morceau d'elle-même. Il n'y avait plus rien de ce que la jeune femme avait pu être dans le passé.