Chapitre 3

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Notes :

Music Sounds Better with You, NEIL FRANCES


"Oh, Kusakabe !" Une voix féminine s'était élevée dès l'instant où Suguru avait pénétré dans le bâtiment. Le Sakenoana était un bar-club à deux rues de chez eux; à vingt heures passées, l'espace se remplissait peu à peu, les clients s'entendaient encore parler.

L'éclat des néons baignait l'endroit de mauve, alliage de leds bleues d'un côté, roses de l'autre; la chaleur s'y conservait, alourdissait l'atmosphère et les sens des clients alcoolisés. Après la journée qu'il venait de traverser, Suguru s'y était autorisé : un verre, voire deux avant de rentrer.

"Regarde qui est de retour," elle lança derrière le comptoir, les mains occupées à machinalement nettoyer un verre à pied. Une frange droite lui tombait sur le front, la chevelure attachée en queue de cheval, des lunettes rectangulaires encadraient son regard allongé, contrastaient avec la couleur sombre de ses cheveux. Suguru, déjà souriant, s'avançait vers le bar illuminé d'un rose éclatant.

Kusakabe sembla le reconnaître entre mille à l'autre bout du comptoir. Les manches de sa chemise retroussées, mal repassées, les traits durs de sa mâchoire se relâchèrent lorsqu'il s'approcha, exprimant son enthousiasme tout haut par-dessus une musique house.

"J'ai cru qu'on te reverrait pas," il s'exprima d'une voix gutturale et lui tendit une main amicale. Geto était un habitué : les cocktails de Kusakabe avaient bercé sa vie de jeune adulte, trempé chacune de ses soirées étudiantes à l'époque.

Malgré les visites qui s'étaient estompées au fil des ans, des liens s'étaient tissés, persistaient; pousser les portes du Sakenoana lui permettait de voir de vrais amis quelques fois, de souffler, de penser à lui. Ayumi n'avait jamais apprécié les soirées mondaines, et c'était mieux ainsi.

La couleur des leds se reflétait dans les lunettes de Maki lorsqu'elle le regardait et s'adressait à lui.

"On a commencé les paris," elle avoua, "Shoko était sûre que tu finirais par te pointer."

"Comment elle va ?" Suguru rétorqua.

"Elle est venue lundi, c'est rare de la voir en semaine."

"Alors, ton déménagement ?" Intervint Kusakabe, bouteille à la main.

A côté de la surcharge de travail, c'était ce pourquoi il avait disparu ces derniers temps; il avait fallu trouver un appartement plus grand, plus près du centre ville, parce que la vie à deux devenait encombrante dans le trente mètres carrés qu'il louait. L'argent ne manquait pas, tout s'était globalement bien déroulé de ce côté-là.

"Un peu fatigués, moralement," commença Suguru. Il ne se pencha pas sur le sujet plus que ça; il n'était pas là pour en discuter.

"Je sors du bureau, là," il ajouta, "mes supérieurs ont la rage en ce moment."

"Tu devrais venir plus souvent !" Kusakabe affirma, la voix forte, "installe toi."

Il s'éloigna aussitôt, pressé par de nouveaux clients. Maki grimaça et râla ouvertement.

"Ce qu'il peut gueuler, c'est fatigant," lança-t-elle de sorte à ce qu'il l'entende, l'air complice. Suguru s'en amusa. Elle astiquait un autre verre avec nonchalance.

"Et toi, tes études ?" Geto, face à elle, tira une chaise haute en même temps, s'y installa. Maki avait à peine dix-neuf ans; barmaid au Sakenoana depuis un an, elle avait désespérément besoin d'argent. Suguru la savait assidue au métier, présente toutes les nuits, parfois jusqu'à la fermeture.

Elle soupira, déposa le verre à pied sur le comptoir.

"C'est compliqué," l'avouer sembla l'embêter, "j'ai du mal à suivre le rythme."

Suguru s'était rapidement pris d'affection envers l'étudiante qu'elle était; il n'avait pas su oublier les insomnies, la purge des examens, les classements affligeants. Lui pendant ses études n'avait pas eu le besoin de travailler en même temps, mais il imaginait aisément l'épuisement qu'elle devait expérimenter.

"Essaie de te préserver, t'iras nul part avec une santé bancale."

"Je sais. Mais garde tes conseils sages, c'est pas la pitié qui me rendra avocate."

Il s'était aussi attaché à son franc parler, et son humilité; la façon dont elle ignorait ses faiblesses et ne les avouait pour rien au monde, il s'y retrouvait.

"Alors, qu'est-ce que je te sers ?" Elle renchérit, le sourire innocent. Kusakabe revint à l'instant.

"Maki, laisse Satoru s'en occuper, tu veux ?"

Ses deux interlocuteurs prêtèrent attention à ce qu'il se passait derrière lui avant qu'il ne puisse s'interroger de quoi que ce soit. Satoru, justement, revenait d'une tournée, plateau rond en suspension au creux de sa main.

Il était de ceux qu'on voyait de loin. Soudain, on ne remarquait que lui; son mètre quatre-vingt-dix, l'élancement athlétique du corps, tout en longueur. L'allure un poil féminine, la chevelure blanche, opaline, contrastait avec une chemise rentrée, près du corps, bleue pétrole à col ouvert et manches retroussées. Il s'avançait au comptoir, la main plongée dans la poche d'un pantalon de smoking, bien conscient des regards appuyés.

Satoru non plus n'avait pas su ignorer le physique de l'homme face à lui; on devinait aisément, à la manière dont son costume soulignait les muscles, le tonus de son corps, la façon dont il était sculpté. Il était certain qu'il prenait soin de son apparence, s'entraînait régulièrement.

Satoru n'était que peu souvent attentif aux regards qu'on lui portait. Pourtant le sien, à l'instant, attisa chez lui un intérêt évident. Il remarqua la longueur de ses cheveux, la forme allongée de ses yeux.

"Il a commencé le mois dernier," Kusakabe commença, ravi de présenter son nouvel arrivant, mais Maki l'interrompit.

"Il peut plus s'empêcher de le tester dès qu'il en a l'occasion," confia-t-elle à Suguru, l'air désolée pour le principal concerné.

"Il s'en sort à merveilles," Kusakabe rétorqua, "Suguru est un ami de longue date," il expliqua brièvement au serveur, l'incitant aux présentations par une main bourrue sur son épaule.

Sur ses lèvres aussitôt se modela un sourire amène, sociable tandis qu'il lui tendait une main derrière le bar.

"Bienvenue," Satoru lança. Suguru nota la façon dont les néons se reflétaient sur les verres sombres de ses lunettes rondes, baissées de sorte à ce qu'il distingue le bleu de ses yeux.

"Geto, Suguru si tu veux."

"Gojo Satoru."

La poigne de Geto collait à l'idée qu'il s'en était faite; robuste, tonique, mais la voix le surprenait; un peu plus aiguë que ce que son physique laissait imaginer. Suguru lui, releva à quel point ses mains étaient à l'opposé des siennes, raffinées, légères.

"Qu'est-ce que je te sers ?"

Les deux semblèrent réaliser qu'ils étaient seuls; Maki servait, Kusakabe s'était éloigné.

"Ce que tu sais faire de mieux," il desserra sa cravate sur ces mots, l'esprit occupé par les épaules nouées qu'il tentait de soulager.

"T'as pas l'air d'un fêtard," Satoru lâcha tandis qu'il s'attelait à le servir, "t'es sûr d'être un habitué ?"

Suguru laissa échapper un rire soufflé.

"De quoi j'ai l'air, alors ?"

"Je sais pas, t'as plutôt une tête à siroter du champagne. Dans un jazz bar."

"Ah, ça doit être le costard."

Satoru décora habilement le cocktail d'une feuille de menthe, pincée entre deux glaçons tintants à la surface d'un liquide vert, laiteux, mélange de whisky et thé matcha. Il prit le soin d'y insérer une paille, attrapa le verre entre ses doigts et, avant de le lui tendre, s'accouda au comptoir, histoire qu'il l'entende.

"Sirote du thé pour changer."

Il accompagna son geste d'un clin d'œil adressé, et retourna d'où il venait.

SakenoanaWhere stories live. Discover now