Chapitre 16

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Notes :

Your salty skin and how
It mixes in with mine
Why won't you answer me ?

— Misery, Maroon 5



"Maki a fermé hier soir, non ?"

Kusakabe marmonnait depuis un quart d'heure derrière le comptoir et triait les bouteilles d'alcool rageusement.

"Non, c'est moi," avoua Satoru tandis qu'il revenait de la table quatre, calepin en main.

"Arrête de la couvrir, je reconnaîtrais ses mauvaises habitudes entre mille."

Satoru ne put que le constater lui-même; la cannelle n'était pas là où il la cherchait.

"Elle est surchargée avec ses études, en ce moment," il insista alors qu'il ôtait le pichet de lait de la machine à café; le métal du récipient dégageait la chaleur de son contenant chauffé jusqu'à l'émulsion, l'empêcha de tenir le manche convenablement.

"Et elle s'en sort toujours mieux que moi avec le Latte Art."

Il pencha la tasse avec maladresse, incapable de trouver le bon angle. Nanami était un client important aux yeux de leur patron; il détestait avoir affaire à ses exigences sophistiquées chaque vendredi matin.

On entendit la porte de la réserve s'ouvrir derrière: Maki en sortit, nouant ses cheveux en queue de cheval.

"Laisse-moi faire," elle lança, lasse; il n'en fallut pas plus à Satoru pour lâcher le pichet brûlant avec soulagement.

"Tu gères, je te paye ta bouffe ce midi si t'as rien," il s'apprêta à retourner prendre les commandes.

"Attends," Maki l'interpella, concentrée sur le dessin qu'elle traçait à la surface de l'Espresso.

Elle jeta un coup d'œil vers Kusakabe; il s'était exclamé à l'entrée d'un client habitué, s'avançait déjà hors du comptoir pour le saluer.

Satoru suivit la cible de son attention, confus, jusqu'à ce qu'elle délaisse soudain tout ce qu'elle tenait pour attraper la chemise de Satoru comme on lui prendrait la peau du cou. Kusakabe était parti pour discuter un bout de temps; elle en profita, poussa Satoru dans la réserve et ferma la porte derrière eux.

Lorsqu'elle lui fit face, furieuse, il crut se faire étriper la seconde d'après.

"T'as pas honte ?"

"De quoi ?"

"Fous-toi de ma gueule !" Ses chuchotements, énervés, faisaient presque autant de bruit que si elle parlait simplement.

"T'es malade ou quoi ?" Elle enchaîna, "ils sont potes avec Kusakabe. Tu veux perdre ton taff ?"

En comprenant qu'elle faisait allusion à Suguru, la veille, il leva les yeux au ciel.

"Ça va t'empêcher de dormir la nuit ? Qui lui dirait, à part toi ?"

"Lâche l'affaire. À part te faire du mal, ça va pas mener à grand chose."

"J'en sais rien."

Elle eut l'air exaspérée.

"Si je te le dis ! Ça fait des années qu'ils sont ensemble. Je me demande même pourquoi ils ont pas encore trois mômes qui leur courent après."

"Il avait l'air de tout sauf d'hétéro, hier soir."

"Oh pitié, épargne-moi les détails."

"Je te jure," divagua-t-il, pris d'un rire stupide alors qu'il s'y revoyait. Il y avait pensé toute la nuit, en avait le torse gonflé de fierté.

Suguru était une victoire dont il n'avait pas encore assez profité.

La manière dont ses doigts n'avaient pas quitté son poignet actif alors qu'il jouissait, comme sa voix s'était élevée entre ses lèvres entrouvertes alors qu'ils suivaient le mouvement attentivement; il en bouillonnait, rendu à toute l'ardeur de son âge.

Il réalisa que Maki le fixait, blasée, et se reprit.

"Désolé."

"De toute façon, j'en étais sûre. Le premier jour déjà, tu lui bavais dessus."

"Est-ce qu'on peut vraiment m'en vouloir pour ça ? Tu l'as vu ?"

"Oui, et oui."

"Ton lesbianisme t'étrique l'esprit."

"Mon esprit se porte très bien."

Les deux s'observaient méchamment sans ciller. Agacée, elle pointa le bout de son index entre ses pectoraux, fit pression pour appuyer ses propos.

"Arrête de te taper Suguru !" Elle ordonna avec révolte, avant de quitter la réserve sans lui donner l'occasion de renchérir. Satoru, prêt à parler, n'eut pour réponse que la porte qui se refermait; il lui fallait maintenant trouver un prétexte pour sortir de la pièce les mains vides, juste après elle.

Maki avait raison, et Satoru se savait trop laxiste. Il ne se promettait rien, n'essayait pas de s'en empêcher; jamais une situation pareille ne l'avait encombré auparavant, et sa fâcheuse tendance à se reposer sur l'argument du moment présent ne s'était pas estompée en vieillissant.

Il réfléchissait trop simplement : Ayumi, bien réelle, n'était pourtant pas plus palpable que Suguru la veille, et il s'en contentait. Le problème en serait un s'il l'avait en face de lui; autrement, il préférait ne pas y penser.

Les choses étaient déjà allées trop loin, et l'envie de lui se faisait plus forte que toutes les autres, y compris celle d'être quelqu'un de bien.

Lorsqu'il revint au comptoir avec un carton pioché au hasard dans la réserve, il fit mine de rien.

Si Suguru expérimentait un changement de bord au beau milieu d'une vie et qu'il en était le sujet numéro un, il s'en réjouissait plutôt que de s'en inquiéter, alors s'en blâmer paraissait loin. C'était ce qu'il avait décidé.

Suguru était reparti du bar avec son numéro de téléphone sur une feuille tirée de son calepin, et sa situation n'avait pas évolué depuis: il attendait.

SakenoanaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant