Chapitre 14

210 20 3
                                    

Notes :

Hidden in my theatrical state of mind
I wish you knew me when I was a better man

— Theatrical State of Mind, Papooz


"Bouclez ça pour jeudi. Fin de journée, au plus tard. N'attendez pas la dernière heure pour m'appeler s'il y a un problème."

Pressé par le temps, il énonçait d'une voix forte en passant entre les box de l'open office lumineux, les nerfs encore tiraillés par la visioconférence dont il sortait à peine. La négociation avait été rude, ne s'était pas achevée sur un compromis qui l'arrangeait.

"Prenez contact avec la boîte de Shibuya, communiquez leur notre décision."

La liste de choses à faire s'allongeait sans arrêt. Il s'arrêta sous le chambranle de son bureau avant d'y entrer, passa mentalement en revue ce qu'il se devait de ne pas oublier.

"Ah, et mettez à jour la liste de nos partenaires pour le mois prochain," acheva-t-il en s'y engouffrant finalement, laissant la porte se refermer entre lui et les employés.

Dans la pièce, rien n'était là pour lui obstruer l'esprit; l'environnement était des plus minimalistes, à l'exception d'une plante peut-être. Le reste ne se composait que d'un large bureau sombre, d'étagères ordonnées et de beaucoup de lumière. Pour ce qu'il y faisait, la décoration simpliste suffisait.

Il n'était que quinze heures passées. Suguru s'assit, et s'attela à trouver le dossier qui l'intéressait entre les intercalaires du tiroir qu'il venait de tirer.

L'après-midi s'annonçait chargée, le moral surchargé et le mois d'après, pire encore. Si ces deux derniers mois avaient été calmes en ce qui concernait les déplacements, les semaines qui arrivaient n'avaient pas pour projet de l'épargner. Il enchaînerait les allers-retours, établirait la campagne de recrutement du mois de juillet, s'absenterait de l'appartement pour plusieurs jours peut-être, au gré des imprévus.

L'idée ne lui déplaisait pas. Dimanche avait été anxiogène; Ayumi avait omis son existence toute la journée et s'était renfrognée, n'avait pas daigné reconnaître quoi que ce soit, concentrée dans la valise qu'elle préparait pour le voyage scolaire qui approchait. Le lundi matin, elle était partie sans un mot.

S'il fallait être objectif, Suguru avouerait avoir décelé de sa part quelques regards discrets, moins durs, plus indécis lorsqu'ils se croisaient dans l'appartement, mais aucun n'avait franchi le pas ni n'en avait eu l'envie.

Surtout lui. L'aveu lui pesait lourdement sur l'estomac depuis samedi; il n'en avait plus d'appétit. Ainsi, son départ silencieux ne l'avait pas ébranlé. L'éloignement pouvait paraître bénéfique, porteur d'un retour apaisé et réfléchi; il en doutait. Jamais une situation n'avait été si déplorable.

Sa trahison annihilait la sienne, la rendait moindre; il lui prenait honteusement des envies de lui renvoyer la balle et de remettre les compteurs à égalité. L'idée qu'elle lui ait innocemment parlé de ses envies d'être mère pendant qu'elle complotait derrière le mettait hors de lui.

Et Satoru existait. Le temps et les circonstances, s'ils avaient amoindri ses ardeurs, n'avaient rien effacé pour autant; les trois jours passés n'avaient fait que rendre le désir plus lourd, lancinant.

Il semblait à Suguru, lorsqu'il se laissait aller à y penser, que tout chez lui se tendait, enflait, que son corps répondait au-delà de sa volonté.

Le lendemain de l'incident, s'il en était un, la décision paraissait mûrement réfléchie; le Sakenoana, peu importait l'apaisement que ces soirées lui avaient apporté, il n'y mettrait plus les pieds. Par principe, par vertu, par honte: la honte surtout, accablante, l'avait lourdement abattu le jour d'après. Ce qu'il avait apprécié, les bruits qui lui avaient échappé... Il lui avait fallu trouver le moyen de ne plus y penser.

Seulement, voilà. Ayumi n'était pas là, et le surlendemain, la morale lui avait encore filé entre les doigts.

Retrouver sa jeunesse était une réussite, sans aucun doute; il ne savait que faire des érections impromptues, le soir, seul à l'appartement, au bureau, après le sport, et d'autres encore. Même celle du matin n'était plus que fonctionnelle et, une fois alimentée des pensées qui suivaient, ne se détendait plus d'elle-même. Le manque de satisfaction par ses propres mains et l'imagination, limitée, lui rongeait presque autant les nerfs que l'odeur du tabac froid.

D'ailleurs, le tabac du coin avait eu le droit à sa visite le lundi matin.

Même s'il le souhaitait, l'inexpérience dans le domaine ne lui permettait pas d'assouvir la curiosité ni les envies de lui-même.

Il n'y connaissait rien, alors n'imaginait rien de plus que ses mains, audacieuses, ses lèvres chercheuses, les souvenirs fragmentaires se chevauchant; les yeux guillerets, la voix claire, joliment nouée par l'emphase sur certains mots, le souffle chaud contre sa peau.

Penser à lui comme il pouvait penser au corps d'Ayumi ne lui apportait rien, et à force d'y réfléchir, la réponse avait fini par prendre sens; l'inconnu l'attirait, simplement.

La complexité de ses sentiments, pourtant, était telle qu'il se trouvait presque offusqué qu'elle fut expliquée par l'idée si primitive d'un attrait pour l'interdit.

Finirait-il par le lui avouer ? Briserait-il leur couple, s'il ne l'était pas déjà ? Lui ferait-il du mal à ce point-là ? Il lui semblait que plus rien n'avait le même sens qu'autrefois. Et s'il ne dévoilait rien, faisait semblant toute une vie; pourrait-il s'en contenter ? D'autres voix lui disaient de rompre, par principe, sans jamais l'expliquer.

L'évidence s'en dégageait, de plus en plus claire; une partie de lui acceptait qu'il ne puisse résister à y retourner.

Comme si le choix, latent, était déjà décidé. Il détestait cette impression, la manière dont l'impulsivité ne se laissait convaincre par aucun des scénarios plus sages, plus raisonnables, comme s'il était impératif qu'il cède à Satoru et qu'il ne pourrait pas en être autrement, même s'il tenait plus longtemps.

La conclusion serait la même. Il lui venaient soudainement de très bonnes raisons, tout un tas;

de toute façon,

on veut pas la même vie

elle serait plus heureuse avec quelqu'un

qui partage ses envies

comme s'ils n'en avaient jamais partagé une seule. A cette étape du cercle vicieux, il reprenait conscience, se rendait compte des énormités qu'il pensait.

Là, alors, les ruminations reprenaient. Il n'était que quinze heures passées. L'après-midi s'annonçait chargée. Ayumi l'avait ignoré toute une journée, était partie, il n'avait pas envie de la voir rentrer. L'éloignement, bénéfique, ne règlerait rien du tout; la situation était catastrophique.

Les mains audacieuses, les lèvres chercheuses, les souvenirs fragmentaires; la voix claire.

on veut pas la même vie

se disait-il, incapable de nommer celle qu'il voulait.

"Entrez, je vous en prie," dit-il en se levant aussitôt; le rendez-vous de quinze heures trente venait d'arriver.

SakenoanaWhere stories live. Discover now