p.2 › son pied suicidaire.

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De : Sheldon Runke
" demain treize heures derrière le QG concierge. qqchose qui t'appartient. "

Je n'ai pas tout de suite compris. Les mots simples, une phrase lasse et anonyme, c'était un message froid et dénué de politesse. Le genre de message auquel on ne répond pas.

Le pouce collé sur le bouton home, je soupire. Je n'ai pas le temps pour ce genre de conneries. Pourtant, je n'appuie pas. Pourquoi ? Je ne sais pas. Envie d'enclencher mes méninges, peut-être. Envie d'esquiver les minutes langoureuses qui menacent de pourrir ce cours de biologie.

Sheldon Runke. Jamais entendu ce nom. Son profil n'est pas très intéressant, juste assez lambda pour passer inaperçu sur la plateforme. Aussi bizarre que cela puisse paraître, la photo d'une cuisine en meuble l'arrière-plan. Il y fait sombre : les volets sont fermés et ne laissent à filtrer qu'un trait de lumière délavé, presque inexistant. Par terre, le carrelage en damier se confond avec le frigo. Une bio pas terrible, une seule et unique publication répertoriant les résultats de l'édition 2012 du tournoi de basket de Blurdale. Rien qui puisse m'intriguer au point de me convaincre de ce rendez-vous bidon.

Sauf sa photo de profil. Elle sauve cette page monocorde de par son cadre déconcertant, totalement décousu du reste du site. Elle m'est restée dans la tête un bon moment après ça.

C'est une falaise qui surplombe l'océan. L'écume s'écrase contre la paroi, la lèche avec langueur ; même stoppée dans son élan, elle semble vivante. Un pied nu se tend vers cette étendue, il est incertain, et le flou qui brouille l'horizon force à plisser les yeux. En mouvement le paysage s'écroule et se coule vers le côté inférieur de la photographie. Est-ce qu'il tremble ? Est-ce qu'il tombe ? Est-ce son pied suspendu au gré d'une mort certaine  ?

J'éteins mon portable, le range. Je ne veux pas savoir. Je m'en fiche.

Le cours s'ensuit avec la même monotonie que celle du pantalon côtelé de Mr Mammouth. Pas de chants d'oiseaux à écouter ni de fenêtres à contempler, simplement les chuchotements désintéressés qui se détachent du fond. Des histoires d'extensions mal fixées, de garçons devergondés, d'amourettes sans débouchés sur lesquelles on tirera bientôt la chasse. Toutes ces choses qui peuplent la vie inintéressante d'un lycéen américain beaucoup trop friqué.

« Eh, Barbe-À-Papa, y'a...

— Pardon ?

Je me retourne à l'entente de mon surnom. Enfin : mon surnom, pas vraiment. Peu sont ceux qui se risquent à l'employer. Mais il semblerait que ce gamin fasse partie des quelques retardataires à l'égard de ma réputation.

— Euh excuse-moi Ky, j'voulais pas t'énerver. C'est juste que j'ai entendu..., balbutie l'adolescent en me fixant.

Ses yeux de merlans frits frétillent d'embarras.

— M'appelle pas Ky. Je suis pas ton pote. »

Et sans lui laisser le temps de terminer sa phrase, je reprends l'observation minutieuse de l'étudiante adjacente à ma table.

Nous ne sommes pas vraiment face à face, mais elle me dévisage depuis tout-à-l'heure. Je sais qu'elle s'appelle Cecelia vu les compliments gravés sur sa trousse, et qu'elle a envie de moi. Il suffit d'un simple coup d'œil vers le regard brûlant qu'elle me lance pour comprendre la direction de ses pensées. Il n'y a pas besoin de tergiverser sur des choses aussi explicites que ça.

Peu après Mr Mammouth, c'est avec un fin et malicieux sourire qu'elle m'a agrippé la main et conduit jusqu'à son repaire, comme clandestine dans ce lycée déserté par les cours. Mais bizarrement, ce ne fut ni le fait de rajouter une couche à la médiocrité qu'est déjà mon bulletin, ni d'embrasser une quasi-inconnue qui me perturba. Rendez-vous demain treize heures aurait pu, mais quelque chose qui t'appartient le fit bien plus. Et je ne saurais dire si le fait d'avoir été complètement imperméable à ses baisers fut bon signe ou non.

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