p.9 › un nom qui claque.

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« Vous voilà bien nerveux, mon petit Mace.

— Vous voilà bien curieux, mon petit Kyrel.

— Serais-je embarrassant ?

— Pas qu'un peu. Voyez nos appareils, mon cher. »

Nous éclatons de rire. Chacun de notre côté, nous nous débarrassons du chlore accumulé plus tôt durant l'entraînement, tandis que le flot des douches nous force à hausser le ton. Depuis tout-à-l'heure je l'entends persifler : contre le shampooing, les tuyaux mal fixés ou le gosse qui renifle à l'autre bout des WC, Mace bougonne. Pour quelle raison je n'en sais rien. J'essaie simplement de le détendre. Mon humour a toujours fait effet sur son implacable stupidité.

Une fois rincé, j'enroule une serviette autour de mes reins. J'ai un torse fort et des épaules carrées, forgées par le crawl. Pour mon mètre 78, on peut dire que j'ai un corps agréable à regarder.

« Tu vois le nouveau ? me souffle Mace en sortant des cabines. "Cesar".

Nous marchons en direction des vestiaires. Cesar est un blondinet de seize ans arrivé en même temps que Ben, l'allure encore fraîche et le sourire timide des nouveaux arrivants. Je ne lui ai adressé la parole que deux fois : il bloquait le distributeur ou un truc comme ça.

— Et bien ?

— Il a dépassé ton chrono d'entrée.

— Celui de cette année ?

— Ouais, celui des qualifs de septembre pour rester dans l'équipe.

Je me stoppe, éberlué. Bien que je me sois amélioré depuis ce test, jamais je n'aurais pensé qu'un tocard comme lui puisse me dépasser.

— C'est quoi son nom ?

— Cesar Fitzgerald.

— J'irais voir les registres de la région, ce soir. Il ne peut pas avoir pété mes chronos sans un excellent pedigree. »

Les dents serrées je m'éloigne, ne souhaitant pas que mon ami constate le rouge qui me monte aux joues. Suis-je en colère ? Jaloux ? Je crois que j'ai honte. Un gamin de deux ans de moins que moi est meilleur. En terme de progression du moins, car pour le moment, c'est moi qui domine.

Les cours se sont étrangement bien passés. J'affiche alors un sourire un peu bête, activant ma marche au travers du vent qui balaye le complexe. Fidèle à mes promesses envers Anastasia, je reviens.

Mr Maldive s'est excusé à propos de ma note – qui s'est légèrement améliorée, par ailleurs. J'en oublierais presque Cesar et la pression qu'il m'a mise sur le dos. J'aurais bien aimé m'en réjouir avec quelqu'un, mais mes amis ne sont pas assez alertes pour comprendre cet enthousiasme si soudain, qui plus est pour les cours. Personne n'aime les cours – à part les blaireaux. Mais Roshe ? Peut-être. C'est un peu un blaireau, quand même.

Comme prévu il est là, assis sur sa chaudière. Intérieurement je pensais l'avoir effrayé, rebuté par mes devants trop méprisants.

« Tu avais raison pour l'éval' d'anglais, je lui lance alors que je me hisse sur le bloc de métal. Ma note a augmenté.

— Et bien tu vois.

Comme la veille je vais devoir patienter, le nez rouge et les mains frigorifiées. Mais la mimique que Roshe vient à m'adresser, fugace, me conforte dans l'idée que cela sera moins barbant que la dernière fois.

— Tu te souviens de quand je t'ai demandé d'où venait ton prénom ? lâche-t-il.

J'acquiesce. Tandis que je me frotte les mains, il dévisage la rive.

— Et bien j'ai trouvé : ça ne veut rien dire. J'ai cherché partout sur le net et personne ne semble porter ce nom. Je pensais que ça aurait au moins des consonances avec d'autres prénoms arabes, mais...

— Et ta conclusion ? je marmonne.

Il met quelques secondes avant de répliquer. L'expression calme, appuyé contre le mur de derrière, il a croisé les doigts sur son abdomen.

— T'es quelqu'un d'unique, alors. Tout le monde l'est. Certains le sont juste plus que d'autres, il se justifie.

Il s'arrête. Ses yeux clignent, quittent les miens. Les miens restent fichés sur ses mains. Il poursuit :

— Personne dans l'histoire ne retiendra une Emma Smith ou un Bill Watson. Seuls ceux qui le méritent auront leur page wikipédia pure et dure, genre Jimi Hendrix ou Clint Eastwood. Ça ce sont des noms qui claquent, tu vois.

— Personne ne s'appelle Roshe Dunkel, si ça peut te rassurer, dis-je sur un ton conciliant.

— Ça c'est parce que j'ai un prénom de merde. Je ne suis pas encore exceptionnel.

— Donc tu projettes de le devenir ?

— Exactement, il lâche en levant l'index dans ma direction.

Je l'observe. Sa pomme d'adam trébuche entre son sternum et sa mâchoire, trop emballée pour lui permettre une diction articulée. Elle n'est pas dessinée comme la mienne, plus étroite, plus discrète.

— Ton ambition se résume donc à posséder une page wikipédia. »

Je ne cherche pas à aller plus loin. Les derniers rayons de la journée s'attardent sur son visage et font naître une perle luisante au creux de ses yeux. Il ne rétorque pas. Son corps s'affaisse petit-à-petit, alors qu'il fixe les mouvements du lac, et nous en restons là.

Cela fait désormais une semaine que je viens tous les soirs m'asseoir sur la bouche d'aération. Les clapotis de l'eau essuient nos conversations, conversations qui peu à peu se transforment en habitude. Je me suis accoutumé à l'allure de Roshe, son teint doré et le regard détaché qu'il m'adresse lorsque j'arrive. Maintenant, c'est avec un léger pinçement au cœur que je le quitte afin de retrouver Anastasia.

Le plus étrange dans tout ça, ce sont les sentiments que j'éprouve à ses côtés : à la fois du mépris face à nos statuts strictement différents, mais aussi de la fascination. Roshe sait beaucoup de choses et s'exprime d'une manière que je n'ai jamais vu personne emprunter. Parfois on ne parle pas, et il reste là, la mine floue et le souffle en suspens.

Mais à force, j'ai réussi à connaître le plus gros de ce qui faisait Roshe Dunkel. Et ce n'est pas rien.

Son père est coach de basket. Il dit être arrivé à Blurdale cette année – il aurait passé les autres au Liban. Il dit ne pas être encore habitué aux mœurs américaines, mais moi j'en doute. Il a l'accent américain le plus pronconcé que j'ai jamais vu. Vous savez, coincé dans le nez, marmonné dans le fond du larynx. Il ne m'a pas parlé de sa mère, et je ne crois pas qu'il en ai.

Il a seize ans, comme Cesar. Il aime être seul. Fils unique, il passe ses soirées assis là à attendre que son père finisse ses entraînements. Pour passer le temps il s'amuse à peaufiner les compositions que lui donne son prof d'anglais :

« Votre prétention vous perdra, Dunkel. Il y a des règles au bout des quelles il faut savoir se plier. Vous n'êtes pas Shakespeare, alors vous n'avez pas à glisser de telles absurdités dans vos écrits. Vos textes ne sont pas cohérents, trop fouillis, se donnent des airs novateurs alors qu'ils n'en sont que très loin. Comment voulez-vous que l'on vous prenne au sérieux avec de telles pitreries ? » lui répète à chaque fois son professeur.

Il dit aimer écrire et détester lire. Plus que de manger des pavés de descriptions naturalistes, il préfère jouer avec les mots et donner du fil à retorde à son bon vieux croûton de prof.

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stratosphère.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant