p.4 › pêle-mêle des familles.

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La viande se fend et se fond sous mes canines, saturant mon univers sonore de bruits de mastication. Il s'agit-là d'un ragoût à moitié cuit, réchauffé au micro-ondes, qui ne payait déjà pas de mine avant que je ne l'entame. Ma mère est la seule à ne s'en être pas servi. Pour cause : la nourriture surgelée de la supérette la plus proche est l'une des pires que l'on puisse trouver à Blurdale – mais la moins chère. Alors personne n'ose formuler ses réflexions à voix haute, de peur de vexer mon père qui a pris la peine d'en acheter.

Cela fait bientôt trois mois qu'Ash ne nous a pas rendu visite. Si ma sœur met autant de temps à rentrer à la maison, c'est qu'elle a bien mieux à faire à Chicago qu'à Blurdale – sans oublier qu'elle a toujours détesté cette ville. À 26 ans, on peut dire qu'elle mène une parfaite vie d'adulte responsable : appartement en centre-ville, CDI stable et bien payé, fillette charmante. Tout le contraire de mes parents en somme. Ici, nous sommes plutôt en mode banlieue de bourges, maman au foyer et ados insupportables.

Dans cette commune rasée par la tranquillité, personne n'aime ce qui bouge. Faut que ça stagne, reste en place, ne change qu'en cas d'intempéries. L'immuabilité y est 
garantie, et les maisons de retraite aussi. Tout se ressemble et s'assemble sans jamais évoluer, des baraques de friqués aux pavillons identiques sans personnalité aucune. S'il n'est pas rare de croiser des grappes de vieux partis pour un golf, il est d'autant plus étonnant d'apercevoir des familles de couleur ou des couples non-hétérosexuels. Chaque quinqua a son ado, chaque grand-mère son cocker et tout le monde est content, d'après le maire. C'est une certaine sa façon de voir la vie j'imagine.

Mais aujourd'hui, le temps n'est pas le seul à être pesant. Ma mère grignote sa salade comme si elle était en porcelaine, mon père tâte un tendon égaré dans son assiette. Jil zieute son portable dissimulé sous la nappe. L'ambiance en est si monotone qu'ils lèvent tous la tête lorsqu'un couvert tinte un peu trop fort.

« Bon..., je lâche en désespoir de cause. Comment elle roule la nouvelle Rover ?

– Ta mère l'a rayée, grogne Kurt.

– Oh, excuse-moi de ne pas être une pilote de formule 1... » souffle Effy en me jetant un regard accusateur.

Je pince les lèvre et plante un haricot tremblant au bout de ma fourchette. J'ai arrêté d'appeler mes parents papa et maman depuis mes douze ans, environ. Lorsqu'ils ont appris que ma sœur était accidentellement tombée enceinte, ils l'ont foutue à la porte. Juste avant qu'elle ne parte vivre dans un motel pourri en attendant de trouver un job, nous avons conclu un pacte. Rien que tout les deux. Jil étant trop petite pour comprendre ce que cela signifiait, nous ne lui avons pas fait part de notre mini-affront envers les deux vieux salauds qui nous servaient de parents, à l'époque. Même si ce brin de folie a réussi à les faire cracher un peu d'argent auprès de ma sœur, ça ne les a pas beaucoup touchés. Mes géniteurs sont plutôt insensibles dans le genre rébellion adolescente.

C'est alors resté, par simple automatisme j'ai continué à appliquer les consignes du marché. Parfois il m'arrive d'appeler Kurt papa et Effy maman, mais cela reste rare. Vraiment rare.

« Et toi Jil, comment vont les cours ? je murmure à ma cadette.

— Je sais que tu t'en branles.

— Non.

— Si.

— Non.

— Si.

— Non.

— Tu m'soules. Du moment que tu continueras à écouter Ariana Grande je continuerais à te renier.

— Tu crois que Marilyn Manson c'est mieux ?

— Ouais, inculte. »

Je soupire tandis que les traits de ma frangine virent au bleu, reflétant le logo cobalt de facebook. À part du vieux heavy metal des années 80, il n'y a pas grand chose d'intéressant à observer sur mon IPod, et je ne sais absolument pas d'où elle sort ça. À côté du sien qui dépasse amplement les quatre chiffres de morceaux enregistrés, je ne serais pas surpris que l'on me prenne pour un mélophobe.

  Jilian se définit comme "emo". Et encore, je ne suis pas sûr de comprendre tout ce qui est censé englober ce terme. En permanence collée à son portable, il n'est pas rare de l'entendre glousser devant des vidéos de gosses aux fringues beaucoup trop noires qui jasent comme s'ils avaient envie de mourir (cause : papa et maman ne leur ont pas acheté le dernier CD à 30 balles de Black Veil Brides). Ses cheveux sont aussi rêches que du foin à cause de leurs trop nombreuses décolorations et il n'est pas rare qu'elle me subtilise mes t-shirts. Elle est lamentable.

« Tu débarrasses, Ky ?

— Jil bouffe encore.

— Tu parles sur un autre ton, jeune homme, grince Kurt en levant les yeux de son couvert. 

Je devine sa mâchoire se crisper sous ses joues mollasques. Je sais que je ne dois pas riposter. Pourtant, je ne peux réprimer l'acerbité qui me titille la langue depuis le début de la soirée :

— Jil n'a point finis ses assiettes. Je ne puis par conséquent lui retirer son couvert sous peine d'en être mal élevé, je réitère avec un sourire niais. Et j'compte pas m'taper des allers-et-retours pour sa chère et tendre gueule.

– Oh mais Ky ! Pourquoi tu t'énerves comme ça ? se lamente Effy.

– Ouais c'est vrai ça, pourquoi le gosse il commence à faire chier ? surenchérit Miss J'ai-les-ongles-noirs-parce-que-ça-fait-des-reblogs-sur-tumblr.

– Oh ta gueule toi, t'es même pas foutue de te...

Kyrel. »

Kurt lève soudain les paumes et frappe la table d'une telle violence que mon verre se met à vaciller.

Je dresse le nez. Les pupilles bleues qui animent son regard viennent se planter dans les miennes, aussi tranchantes que sa voix. Persuadé qu'il ne se préoccupait pas de nos querelles, je laisse échapper un glapissement contrit avant d'empiler la vaisselle, retenant un commentaire déplacé. Il m'est arrivé seulement deux fois de me battre avec mon père.

En marchant jusqu'à la cuisine, je réussis à faire tomber une assiette. Un éclat de céramique qui vole et qui atteint mon pied m'arrache un juron.

Je file alors et m'évapore en direction de ma chambre, ne laissant pas mon paternel me rattraper. Depuis l'étage j'entends ma mère prier Kurt de ne pas insister. " Il est stressé, il a peut-être passé une mauvaise journée ? Laisse-le, ça ira mieux demain. "

En entendant les frasques que lui répond mon père (par politesse, je ne les retranscrirai pas ici), je me laisse tomber sur mon lit.

J'aurais dû le garder, feuilles qui se dissipent, capuche rabaissée, je remonte le temps. Mon esprit est ailleurs, un voile s'allonge sur mes pupilles, le revoilà, sous mes yeux, ce visage juvénile. Je tiens ce foutu bout de papier entre mes doigts fatigués, le relis, à l'envers, à l'endroit. Sheldon, qui es-tu ?

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stratosphère.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant